Il est tôt lorsque Freddy se réveille, comme toujours. Dans le lointain, on entend le grondement d'un orage, mais ça ne change rien. Freddy a pris l'habitude, depuis de nombreuses années, de regarder le lever du soleil en direct par sa fenêtre. Aujourd'hui cependant, il n'est pas certain de pouvoir l'observer. Il fait très sombre et l'horizon n'est fait que de nuages tous plus épais et noirs les uns que les autres. Comme le ciel au dessus de cette ville où il habitait aujourd'hui, et qui l'avait vu se réfugier en son sein alors qu'il n'avait pas encore atteint sa troisième décennie. Il avait fui une vie trop monotone, faite de travail à la chaîne et de menus larcins, mais aussi de lourdes menaces pour sa santé mentale. Il résidait désormais dans une ville tellement grande que les maisons de son centre avait été désertées, car trop vieilles et éloignées des commodités actuelles. L'approvisionnement automatique, par exemple, avait été jugé impossible à installer dans le coeur de cette cité, maintenant à moitié abandonné. Mais pour lui, c'était une aubaine, puisqu'il avait enfin pu se payer une vraie maison, à lui seul, et avait mis assez d'argent de côté dans sa vie antérieure, à ne jamais rien avoir le temps de faire, pour tenir un bon moment. Peut-être même jusqu'à la fin de son existence, si elle ne tarde pas trop. Il a bientôt cinquante années derrière lui, dont une bonne vingtaine rythmées par ses réveils précoces. A croire qu'il est tellement serein dans sa modeste demeure qu'une simple moitié de nuit lui suffit à reprendre intégralement ses forces. Et comme chaque jour, peu avant l'aube, il s'installe avec une bonne tasse de thé devant sa fenêtre, attendant que le soleil lui donne le signal de départ pour s'installer à son bureau, et plonger dans la littérature.

La rue devant chez lui est déserte, comme bien souvent à cette heure là, et elle ne devrait pas tarder à s'animer. Mais pour l'heure, seul un chien égarré brise l'immobilité du tableau. Il semble suivre une piste qui le mène de lampadaire en lampadaire, et Freddy observe les reflets de la lumière artificielle danser dans la toison crasseuse du cabot. Soudain, un éclair vient déchirer l'atmosphère lourd qui plane sur la ville. L'espace d'un instant, Freddy aurait pu jurer avoir vu l'ombre d'un troisième lampadaire, non loin derrière le petit canidé. Pourtant, ce dernier poursuit sa route comme si de rien n'était, et aucun lampadaire sauvage ne semble hanter les environs. Et puis de toutes façons, ça pouvait être n'importe quoi. Dans l'image imprimée sur sa rétine, le poteau ne touchait même pas le sol, c'est dire s'il est mal réveillé. Rien qu'une poussière dans son oeil, ça arrive souvent quand on émerge d'un sommeil douillet. Pourtant... pourtant le chien semble s'être redressé. On dirait qu'il va hurler à la mort, mais ce n'est finalement qu'une suite de gargouillements immondes qui s'échappe de sa gueule. En même temps, son corps se casse littéralement en deux partie qui s'affalent par terre, ne répandant pas la moindre goutte de sang, et disparaissent bientôt intégralement, comme désintégrées. Freddy n'en croit pas ses yeux. Il doit être encore en train de rêver, mais jamais rêve n'eût comporté de détails aussi ignobles. Par ailleurs, il n'est pas le seul témoin de la scène. On peut apercevoir un homme, plus loin dans la rue, vers la droite, qui semble avoir assisté à la scène lui aussi et s'approche avec intéret de l'endroit où elle tint place. Il passe le dernier lampadaire avant d'arriver sur les lieux lorsqu'un nouvel éclair vient embraser la rue. Alors, à quelques mètres de l'homme à peine, à l'endroit même où le chien a disparu quelques poignées de secondes plus tôt, on aperçoit une fraction de seconde l'ombre étrange que Freddy avait cru avoir inventé peu auparavant. Tel un long bras dont l'origine se perdrait dans le ciel, il semble qu'une épaisse main soit en train de parcourir le sol. Mais déjà, l'image s'éteint et tout redevient presque normal. L'homme, lui aussi, a saisi l'ombre et le manifeste déjà par un tremblement, suivi d'un cri de panique et d'une fuite en arrière.

Freddy voudrait arrêter de regarder et retourner se coucher, mais il reste là, tétanisé par ce qu'il vient de voir, et suit des yeux l'homme qui s'enfuit. Il est tellement captivé qu'il en oublie de tenir sa tasse, qui s'écrase sur le sol. Après avoir été surpris, puis effrayé, il attend le prochain éclair pour analyser. Celui-ci ne tarde pas à illuminer la rue une fois de plus, assez longtemps pour que Freddy repère cette sombre absurdité poursuivre l'homme en déroute. Elle est comme un objet animé qui traînerait derrière elle un épais tuyau comme celui des pompiers. Sauf que celui-ci s'en va s'estomper dans les nuages, tandis que son autre extrémité s'en prend visiblement à toutes les espèces vivantes de sa rue. L'homme court toujours, se retournant parfois. A la faveur d'un flash lumineux, il aperçoit de nouveau son invraisemblable poursuivant et émet un cri de terreur. Sa fuite le mène sous un porche, et l'homme disparait du champ de vision de Freddy qui, malgré tout ses efforts, ne parvient plus à voir ni entendre quoi que ce soit. Mais déjà, de l'autre côté de la rue, un autre individu scinde au pas de course les ténèbres qui emplissent le moindre petit espace entre les réverbères.

Freddy s'affale sur son siège, accablé par l'incompréhension et l'horreur qui se déroule sous ses yeux. Il voudrait prendre son téléphone et appeler à l'aide, mais il ne sait même pas quel numéro composer dans un tel cas de figure. Et de toutes façons, il est trop hypnotisé par le spectacle sordide qui lui est offert pour réussir à bouger de son séant. Son regard se perd dans le vague, essayant de scruter ces nuages obscurs qui font pleuvoir sur sa ville cette calamité, cherchant un élément de réponse. Malgré l'épaisseur et la noirceur de ces nuages, pas une goutte de pluie n'est tombée cette nuit. Et ils s'étendent plus loin que le permet la vision. Cependant, le vent s'est levé, et il est d'une vigueur assez inhabituelle. Mais l'abomination n'a pas encore atteint son paroxysme, et ce n'est qu'un nouveau trait de foudre qui viendra le révéler. Eclairant la totalité de la ville, celui-ci est tombé à quelques kilomètres dans la direction vers laquelle Freddy a le regard tourné. Et grâce à lui, Freddy va pouvoir constater que de partout, des centaines de bras immensément longs descendent vers la ville. Ainsi, s'il ne s'agit que d'une créature, elle est partout à la fois. Et dans le cas contraire, il y en a assez pour qu'aucune trace de vie ne subsiste après leur passage.

Freddy ne sait plus quoi espérer. Que sa ville soit la seule touchée et que les secours arrivent ? Que pourront-ils faire ? Comment lutter contre des ombres géantes qui ne semblent exister que l'instant d'un flash mais se permettent pourtant de faire des victimes à tout moment ? Et si le problème est global, que peut-on encore espérer ?
Mais les élucubrations de Freddy sont interrompues lorsqu'il voit la famille d'en face sortir sur son blacon, de l'autre côté de la rue, certainement réveillée par l'agitation qui commence à se répandre dans toute la ville. L'homme qui courait n'est plus visible. Avec de la chance il est plus loin dans la rue. Sinon...
Ses voisins d'en face gesticulent, cherchant des yeux la justification de ce réveil prématuré. Ceux qui ont les cheveux longs sont obligés de les tenir pour ne pas qu'ils flottent au vent comme un drapeau et s'allongent sur le visage de leurs proches. Ils sont là, légèrement énervés, peut-être un peu étonnés de ne rien voir, et ils discutent, attendant de comprendre ce qu'il se passe. Il ne leur faudra pas longtemps pour obtenir satisfaction. Il y a à peine cinq minutes qu'ils sont apparu sur leur balcon, et déjà l'un d'entre eux s'effondre sur lui même dans un concert morbide de gargouillis infâmes. Les autres paniquent, et se précipitent tous ensemble à l'intérieur, provoquant l'engorgement de leur baie vitrée. Ils sont encore cinq, mais déjà ils perdent un autre de leurs proches. Et encore un autre, alors qu'il passait justement le seuil vers l'appartement. Chacun fuit, dans toutes les directions. Un d'entre eux arrive à passer la porte d'entrée, au rez-de-chaussée, et disparait aussitôt. Un autre est à la fenêtre et... impossible de voir la suite, la vitre s'est comme... embuée.
Un éclair tranche à nouveau le ciel, laissant apparaitre, là, sur la fenêtre, une de ces insanités inquisitrices cherchant à pénétrer dans la pièce !

Freddy a un mouvement de recul qui lui vaut de blesser son pied sur les éclats de sa tasse et de renverser la moitié du contenu de son bureau. Ayant pris ses distances, il réfléchit à la meilleure retraite. Il a encore l'espoir de rester en vie. Apparemment, ces choses s'infiltrent par toutes les ouvertures, mais n'importunent pas les gens qui sont protégés dans une pièce hermétique. Mais le vent redouble d'intensité et ses fenêtres paraissent de plus en plus branlantes. Alors, par réflexe ou par intuition, Freddy dévale les escaliers pour aller se réfugier dans sa cave. Il n'y a pas de fenêtres sous le sol, c'est sans doute le mieux à faire.
Arrivé à la cave, Freddy s'y enferme à clé, bouche toutes les ouvertures d'aération, remplit le cadre de la porte de mousse afin qu'elle ne souffre d'aucun jour, puis tend obsessionnellement l'oreille pour essayer de dénicher la moindre petite entaille dont son cocon protecteur pourrait souffrir. Mais ce qu'il entend n'est qu'un vague chaos assourdi par l'isolation de son cellier. Rasséréné, Freddy s'affale dans un vieux fauteuil poussiéreux stocké là depuis de nombreuses années. Sur le guéridon, juste à côté, il y a une vieille radio posant devant une vieille lampe. Tout est vieux ici, il n'y a pas mis les pieds depuis bien des années en réalité. La lampe fonctionne encore, et son halo est bien plus réconfortant que le plafonnier à néon. La radio aussi fonctionne, et plutôt bien. Quelques stations diffusent de la musique, et d'autres ne diffusent rien qu'un silence assourdissant. Jusqu'à ce que Freddy tombe enfin sur une station où une voix chaleureuse se fait entendre. Ce qu'elle raconte n'est pas rassurant, et Freddy décide de ne pas en écouter la signification. La seule voix suffit quelque peu à le réconforter. Mais il ne peut pas s'empêcher, et finit par saisir le sens de ce qu'il entend, malgré lui.

Dans les locaux de la station de radio, il fait jour, et c'est plutôt une bonne nouvelle. Il y a de gros nuages noirs, non loin de là, mais ils ne couvrent qu'une partie du ciel. Le chaos semble s'être propagé dans tout le pays, et aucune bonne nouvelle ne permet d'interrompre un décevant flux de catastrophes en tous genre, causées par des défaillances humaines. Mais soudain, un cri retentit dans les locaux. La porte du studio s'ouvre en trombe et une femme tombe à terre. L'instant d'après, sa moitié inférieure s'est évaporée, mais elle continue de crier. Et peu après, c'est le bâtiment tout entier qui souffre de confusion. Des cris volent à travers toutes pièces, et plus personne ne tient le micro, qui continue scrupuleusement d'enregistrer les évènements sonores dont il crédite les auditeurs. En quelque minutes, le calme est revenu, et le silence s'installe sur une fréquence supplémentaire de la bande FM.

1/ Freddy a assisté à tout ce désordre, et des larmes roulent sur ses joues. Quelques unes hésitent à faire le grand saut, puis s'élancent et s'écrasent finalement sur sa robe de chambre. Dehors, il n'y a plus de bruit, et Freddy s'imagine seul au monde. Mais un grattement insistant remplace bientôt son mutisme et celui de sa radio, anéantissant sa solitude certe bouleversante, mais néanmoins préférable. Un regard vers la porte, immobile, mais la poignée de bouge pas. De toutes façons, la porte est fermée à clé, et la serrure condamnée, pour ne pas laisser la moindre brèche dans son isolement. Freddy se lève, et se dirige vers la porte délicatement, pour ne pas trahir sa présence. Le grattement a maintenant cessé, et Freddy espère qu'il ne se manifestera plus. Soudain, un couinement parvient à ses oreilles. Derrière lui, il entend des petites pattes qui s'agittent. Pétrifié, Freddy trouve la force nécessaire pour se retourner, et constate avec soulagement que ce n'est qu'un rat. Un simple rat, qui file se cacher sous un de ses meubles. Freddy se tient le coeur et amorce un sourire. Mais un autre rat déboule bientôt d'une ouverture pratiquée par ses semblables dans le mur de la cave. Il semble paniqué, et n'a pas de queue. Ni de pattes arrières. Et maintenant, il a totalement disparu...

2/ Gary, stagiaire peu impliqué dans son travail, est le premier à avoir rejoint le parking sous-terrain de la station de radio. Et manifestement le dernier. Mais il sait qu'il n'y sera pas en sécurité, et de toutes façons, il n'a qu'une envie : mettre le plus possible de distance entre lui et les nuages noirs. Pour aller plus vite, il emprunte la voiture du patron, une grosse cylindrée du plus bel effet. En trombe, il sort du parking et s'engage sur la route. Ces évènements étranges semblent être inévitables, mais avec un peu de chance ils seront moins véloces que les vingt-quatre soupapes du patron.
En effet, Gary parvient sain et sauf à semer les nuages noirs. Il ne sait pas s'ils sont vraiment la source du problème, mais il a entendu quelques échos dans ce sens. Lorsqu'il est parvenu assez loin pour que les nuages ne soient plus une menace, il décide de s'arrêter à la prochaine station service pour faire le plein et acheter quelques vivres. Lorsqu'il arrive, celle-ci est particulièrement calme. Gary cherche le gérant, mais il est introuvable. Alors, il fait le plein et s'octroie quelques kilos de sucreries, ainsi que des sandwiches frais dans une glacière, elle aussi empruntée. Puis il reprend la route, en mangeant. Il ne va nulle part en particulier, mais tâche de rester  toujours dans la même direction. En milieu d'après midi, sa route le débarque dans une ville. Elle est totalement inanimée elle aussi, à première vue du moins. Quelques vitrines sont cassées, mais il n'y a ni traces de lutte, ni traces de sang, et encore moins de corps. Alors, Gary en profite. Il s'offre tout ce dont il peut rêver, regrettant que les grands restaurants n'aient plus de grands cuisiniers pour lui préparer de la grande cuisine. Celle où la feuille de salade vaut cinquante dollars, même seule dans une assiette immaculée. Mais pour voir le bon côté des choses, les suites du palace sont libres, il n'y a qu'à se servir. Il s'installe alors dans l'une d'elle et finit par s'endormir, gavé par l'abondance de vivres, saoulé par le contenu du mini-bar, fatigué par les heures de conduite et de festivité, et vidé par les programmes des chaînes payantes dont l'accès est ici totalement libre.
A l'aube, un éclair illumine la grande suite de Gary. Celui-ci sursaute et cligne des paupières l'air ahuri, jusqu'à ce qu'il se souvienne d'où il a échoué la veille. Mais bien vite, une autre préoccupation s'impose à lui. La porte est grande ouverte, et le vent fait chanter le building en haut duquel il se trouve, participant à une atmosphère particulièrement inquiétante. Puis, sa vue se trouble...
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