Il fut un temps où le monde était simple. Quand on voulait, on cherchait. Quand on trouvait, on prenait. Puis, l'homme s'organisa. Alors, quand on voudrait, on devrait demander, et donner quelque chose en échange. Dès lors, selon la valeur de ce qu'on trouvait, on pouvait assurer la vie de sa descendance sur plusieurs générations, ou tout simplement crever de faim devant un tas de vivres pourrissants, faute de biens à échanger. C'est pour cette raison que le service fut inventé. Si tu n'as rien à me donner ce n'est pas grave, tu peux avoir, mais alors tu es mon obligé pour tant de temps et tant de corvées à effectuer. Bien souvent, celui qui avait avait beaucoup, parce qu'il avait trouvé quelque chose de grande valeur, là, par hasard, tandis que celui qui n'avait pas n'avait vraiment rien, parce qu'il n'avait même pas cherché. Le premier était un chanceux, pour avoir de grandes valeurs entre les mains en n'ayant pas cherché plus qu'un autre. Le second, quand à lui, était artiste, ou philosophe. Une personne qui renâclait au travail physique et lui préférait les exercices mentaux. Ce qui tombait bien, puisque ceux-ci ravissaient ceux qui avaient trop pour eux tout seul, y voyant alors de quoi se distinguer des autres chercheurs. Pour une partie infime de leur fortune, il pouvaient s'offrir des sommets de raffinement.

Et l'Homme inventa le Mécénat.

Seulement l'artiste n'était pas le seul à connaître des jours difficiles. Le paysan lui aussi, en attendant sa récolte, souffrait parfois de la faim. Pourtant, son labeur n'était pas de tout repos, pas comme ce flemmard de philosophe qui passe son temps à se regarder le nombril pour n'en sortir finalement qu'une phrase alambiquée au sens implicitement dissimulé par une naïveté apparente. Quelle bêtise ! Alors, pourquoi cet escroc des mots aurait son pain payé par sa seule verve lorsque lui se ruinait en nourriture et la santé au travail ? Le paysan alla donc voir le mécène pour se plaindre. Lui sans qui les fruits se feraient rares dans la région méritait bien autant d'égard qu'un simple bouffon plaisanteur. Lorsqu'on exigea en contrepartie de sa pitance quotidienne le fruit de sa récolte, le paysan hésita, et, se disant qu'il n'avait pas vraiment le choix, il accepta. Il lui faudrait donc continuer son dur labeur, mais en échange sa subsistance et celle de sa famille étaient assurées. Il ne profiterait pas de sa récolte, ou si peu, mais après tout celle-ci ne lui servait généralement qu'à se procurer de quoi manger, alors il n'y perdait pas grand chose finalement. C'était comme si il avait pu étaler le bénéfice de sa prochaine récolte sur toute l'année qui précède. Il en profitait avant même de l'avoir. Après coup, le paysan se fit la réflexion d'avoir rudement bien mené la négociation, en fait.

Et l'Homme inventa l'Emprunt.

La fortune du mécène continua de s'accroître. Les moyens dont il avait disposé, par chance, depuis le départ, lui permettaient de s'offrir des choses qui n'existaient pas encore à bas prix, profitant de la faiblesse passagère de ses semblables pour leur venir en aide en échange de bien plus, mais sur plus longtemps. Le problème qui ne se posa pas, c'est qu'il disposait de plus de richesses qu'il n'en pourrait jamais profiter. D'ailleurs, il ne pourrait même pas les compter. Les affaires tournaient trop bien, et le riche s'ennuyait. Alors, il entreprit de racheter des terres pour y faire ce qu'il faisait de mieux : nourrir des gens pour les cultiver. L'intérêt était double. Tout d'abord, il allait aider une personne nécessiteuse, ce qui fait toujours du bien à la conscience, surtout quand on a de quoi nourrir la moitié de la planète mais qu'on ne le souhaite pas le moins du monde. Mais en plus, sur des terres qui lui appartiennent et où il peut donc faire ce qu'il veut, il allait continuer d'amasser des richesses pour en avoir, à vue d'oeil, encore plus. Sans vraiment pouvoir donner un chiffre, il allait passer de bien plus que nécessaire à beaucoup trop pour un seul homme, ce qui n'est pas rien, sur l'échelle de la valeur approximative de son patrimoine. Ca vous pose un homme d'avoir beaucoup trop, la classe internationale quoi.

Et l'Homme inventa l'Investissement.

D'autres gens à la vie aisée remarquèrent la formidable ascension de leur pair et se mirent à jalouser sa formidable fortune. Eux n'avaient pas beaucoup trop. Les mieux lotis d'entre eux avaient à peine assez pour qu'une année ne suffise pas au décompte. Une misère en comparaison de l'empire d'à côté. Ils auraient bien voulu imiter le bougre, mais leur relative pauvreté ne leur permettait pas une telle folie. Alors, quand l'un d'eux se lança dans l'aventure malgré tout, ils furent nombreux à lui prêter une partie de ce dont ils disposaient, afin de pouvoir profiter de la réussite probable de l'entreprise. Et régulièrement, de nouveaux nobles vinrent abreuver la démarche de nouveaux fonds, en vue d'en tirer un substanciel bénéfice. Comme la valeur totale de l'exploitation du courageux patron augmentait constamment, les sommes investies suivaient la tendance, et leur quantité devenait bien trop dur à gérer. Sans compter les malchanceux qui devaient en partie retirer leur mise, n'ayant autrement plus de quoi vivre dans le luxe, chose insensée s'il en est. Alors, pour ne plus avoir à servir de banquier quand il voulait être patron, l'entrepreneur proposa de comptabiliser tous les investissements et d'en faire des parts dont la valeur serait toujours égale à la même proportion de son activité, peu importe sa valeur. Ainsi, les gens n'auraient plus qu'à s'échanger des parts entre eux plutôt que de sans arrêt se présenter au guichet pour déposer ou retirer de l'argent.

Et l'Homme inventa les Actions.

Le succès fut tel que, rapidement, la prix d'une part dépassa de très loin sa valeur réelle. Constatant cet état de fait, d'autres riches se lancèrent dans l'aventure, espérant le même succès en reproduisant le même schéma. Et bientôt, on put se procurer des parts d'un peu tout et n'importe quoi ayant du potentiel. Plutôt que de mettre aux enchères un bien, on préférait le partager en parts et le vendre à plusieurs fois son prix, tout en en gardant la jouissance. Ainsi, il n'y avait même plus besoin d'être sur place au moment de l'enchère. Il suffisait d'entendre parler d'une entreprise florissante pour en demander des actions. Mais il restait un problème majeur : comment trouver la personne qui détient une action souhaitée pour lui en faire une offre ?
Un jour, un malin sans le sou se rendit compte de tout l'argent qui ne demandait qu'à passer entre ses mains, pour peu qu'il puisse offrir en échange l'action tant désirée. Alors, il répertoria tous les détenteurs d'actions et se fit connaître auprès d'eux afin qu'ils s'adressent à lui s'ils voulaient une action précise, du moment qu'ils étaient disposés à lui laisser un petit pourboire pour le service rendu. Très vite, il fut débordé par les demandes de gens fortunés et ses pourboires devinrent un véritable salaire. Son nom devint une référence en la matière et il n'eut bientôt même plus à tenir ses répertoires à jour. Il se contenta d'afficher les offres et les demandes et laisser les gens faire leur choix tandis qu'il leur faisait tranquillement les poches. Il se félicita de sa trouvaille.

Et l'Homme inventa la Bourse.

Depuis ce jour là, on ne s'étonne plus de voir des gens payer pour des choses qui n'existent pas encore, ni de les voir les revendre encore plus cher sans même savoir de quoi il s'agit. De considérables sommes d'argent circulent d'un bout à l'autre de la planète, en passant par une quantité invraisemblable d'intermédiaires, rien que pour le jeu. Un jeu qui consiste à évaluer la vie des autres, et à mettre à mort ce qui n'est pas potentiellement rentable. Le tout par l'intermédiaire d'un établissement indécemment appelé comme une couille.

Un jour peut-être, l'Homme comprendra que la rentabilité n'est pas une fin en soi, et que lorsqu'il gagne une fortune, c'est autant de pain qu'on retire de la bouche de ceux qui en ont besoin, quand lui se contente de le laisser pourrir en arrosant de sa pisse les chiottes en or massif de son jet privé. Mais surtout, qu'il pourrait très bien être à leur place...


Conclusion :
L'évolution, c'est se croire tout permis parce qu'on a pas les dégats qu'on provoque sous les yeux. Tout s'achète et tout se vend, même le rêve.
Retour à l'accueil