Il est vingt heures soixante-douze, et Yvan arrive enfin à son rendez-vous de huit heures. Lorsqu'il entre dans le restaurant l'air semble s'alourdir. Surtout pour Xavier, le commercial qui a pour mission de convaincre Yvan du bien fondé de choisir son entreprise comme fournisseur officiel plutôt que de n'y commander que ponctuellement les biens nécessaires à la production. L'homme a patienté tellement longtemps, et dans un tel état de stress, qu'il s'est déjà à moitié saoulé pour tenir le coup. Il regarde Yvan l'ignorer superbement et aller s'asseoir directement à une table dans le fond, comme pour limiter le nombre de témoins du carnage qui s'annonce. La place est située entre la baie vitrée et la porte des toilettes, ce qui semble au premier abord un choix des plus surprenant pour quelqu'un d'exigeant comme Yvan. Mais bien vite, celui-ci entreprend de déplacer la table, pour la déposer directement devant la porte du lieu d'aisance. Xavier déglutit, la soirée ne fait que commencer.

Alors qu'il marche tant bien que mal vers la table de torture, Xavier aperçoit un serveur qui s'engage en direction de celle-ci. Il accélère le pas pour le rejoindre et empêcher l'inévitable conflit de connards. Il arrive juste à temps.
- Pardonnez-moi Monsieur, mais...
- Oui, nous avons fait notre choix. Apportez-nous deux salades aux noix de saint-jacques et au foie gras, et ensuite nous prendrons deux carrés d'agneau à la sarriette, fromage et dessert, et votre meilleur vin. Merci. Allez, voilà.
- Bien Monsieur mais ?
- Un problème ? Nous avons faim, allons, dépêchons.
Yvan avait observé la scène, amusé. Il aurait bien planté une ou deux fourchettes dans ce jeune serveur pour lui apprendre la vie, mais il n'avait pas trouvé l'inspiration nécessaire. Sans doute à cause de l'intervention du commercial. Mais le résultat lui convenait, il adorait la salade et la sarriette.
- Alors Monsieur Yvan, comment allez-vous ?
- Bien dur, je n'ai pas à me plaindre.
- Euh, ah ? Oui, bon. Euh, et sinon, oh, d'accord.
- Du coup, cette porte ne nous sera pas vraiment utile, vous voyez.
- Hein ? Ah oui, en effet, ha ha, je vois. Et alors, sinon, le patron va bien ? Enfin, je veux dire, comment se porte-t-il ?
- La dernière fois que je l'ai vu, c'était sur ses deux pieds. Mais vous savez, il est comme tout le monde, parfois, il a besoin d'une chaise.
- Ha ha, quel humour ! Vous a-t-on déjà dit à quel point vous êtes drôle ?
- Et vous, vous a-t-on déjà dit à quel point cette cravate est magnifique ?
- Ah ? Non, en fait...
- C'est normal. Ah, à manger, enfin !

Un jeune serveur apporte l'entrée et la dépose précautionneusement devant chacun des convives, en leur expliquant de quoi celle-ci est composée. Visiblement, il connait son métier.
- Et bon appétit Messieurs !
- Attendez !
- Oui Monsieur ?
- Vous pourriez m'apporter de la vinaigrette ?
- Mais bien sûr Monsieur, je vous amène ça tout de suite.
- Merci.
Puisqu'Yvan n'a toujours pas trouvé l'inspiration, il s'attaque à sa salade. Très vite, Xavier l'imite, profitant du break pour décompresser. Et c'est alors que la porte des toilettes s'ouvre, renversant la table par terre. Puis, juste derrière, c'est au tour de la responsable de cette maladresse de s'affaler sur le tout, après avoir trébuché contre le pied de table faisant obstacle à sa sortie.
- Et alors Madame, ce n'est pas trop tôt, vous êtes entrée là dedans il y a plus de dix minutes ! Vous auriez pu vous y prendre à l'avance quand même pour une commission de cette ampleur ! Allez, dépêchez-vous de débarrasser tout ça. Garçon !
Le commercial s'est levé pour aider la dame à se relever, et un serveur est déjà sur place pour remettre tout en état. Lorsque la femme est enfin remise de ses émotions, les deux hommes envisagent de redresser la table renversée en la tenant chacun d'un côté. Mais c'est compter sans Yvan, qui, de ses pieds, les empêche de la reposer. Ils amènent alors la table plus loin pour la redresser, et la repoussent ensuite jusqu'à Yvan. Le serveur prend alors les devants.
- Permettez Messieurs que je vous ramène vos entrées.
- Non, amenez directement le dessert, ça sera mieux, je n'ai plus très faim. Un banana split, ça serait parfait.
- Bien Monsieur, je vous le fais préparer immédiatement.
Le serveur se retire et Xavier réintègre sa chaise.
- Vous l'avez fait exprès n'est-ce pas ?
- Je ne vois pas de quoi vous voulez parler.
- Bon, n'y allons pas par quatre chemins...
- Surtout que je n'ai que deux jambes et une envie : rentrer chez moi.
- J'ai bien compris. Alors voilà, faites-nous confiance. Assurés du marché, nous pourrions vous proposer des prix encore plus bas que d'habitude. Nous avons fait beaucoup d'efforts, mais il nous faut un coup de main pour pouvoir faire encore mieux. Il n'y a aucun risque !
- Je ne sais pas trop. Il me faut ma glace !
- Elle arrive, la voilà, là. Mais dites-moi franchement, de quoi avez-vous peur ?
- Des araignées, et vous ?
- Euh, oui, d'accord, non mais moi aussi, enfin, je n'aime pas trop ça.
- Et on vous a déjà dit que vous étiez courageux ?
- Non, enfin, pourquoi ?
- C'est normal, si vous avez peur des araignées.

Xavier avait tout donné, mais il n'était même pas parvenu à savoir où il en était. C'était le pire contrat de sa vie.  Mais Yvan avait pratiquement terminé sa glace, et il serait peut-être plus vulnérable une fois repu. Xavier ne se découragea pas et tenta bientôt sa chance à nouveau.
- Bon, alors, en ce qui concerne notre proposition, qu'en pensez-vous ?
- En fait, maintenant qu'on a fini de manger...
- Oui ?
- Après ce goûter délicieux, je dois l'avouer.
- Tout à fait, et donc ?
- Et donc, c'est pas que j'ai autre chose à faire, mais je m'emmerde.
- Que ?
- Cela dit c'était très bon, hein, je vous assure, la banane et tout, j'adore ça moi. Bon, allez, à la prochaine, ça m'a vraiment fait plaisir.
Une fois de plus, Yvan a gagné un surcis, et peut-être même une meilleure proposition pour la prochaine fois qu'il rencontrera quelqu'un d'envoyé par ce fournisseur. Mais il n'est cependant pas certain qu'il l'accepte. Il faudra un gaillard bien plus solide que ce guignol pour le convaincre. Et avec un peu de chance, le prochain repas l'inspirera peut-être un peu plus. Ah, ça risque d'être quelque chose, ce jour là. Yvan en est presque impatient.
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