Le jardin potager ⁂
C'est ainsi que, profitant d'une escale d'un bon mois dans une vaste et verte vallée pleine de bon gibier, Pitou entame l'aménagement d'un petit jardin potager. Mais, n'ayant pas trouvé quelqu'un pour le conseiller, il est obligé d'improviser. Il sait que c'est la graine qui donne la plante, et que les graines ne poussent que quand elles sont sous terre. Alors, il va piquer quelques graines dans les réserves et les répand sur le sol. Puis, avec sa force hors du commun, il plonge ses mains dans le sol pour retourner la terre et enterrer ses graines. Quand il a terminé, la terre est bien chamboulée, et c'est là le moins qu'on puisse dire. Enfin, Pitou attrape un seau et va chercher de l'eau, pour l'envoyer à la volée sur ses fraiches plantations.
Le lendemain matin, Pitou est tout impatient d'aller voir le résultat. Il se voit déjà les bras croisés, admirant le résultat, des plantes de toutes sortes foisonnant de part et d'autre de son potager, offrant même peut-être quelques fleurs, fruits, et légumes. Mais la nature ne l'entend pas de la même façon, et Pitou est bien dépité lorsqu'il arrive sur place. Rien n'a changé. Ou plutôt si, de nombreux oiseaux se promènent sur sa terre, mais c'est à peu près la seule différence. Ceux-là même qui refusent d'être ses amis viennent se balader chez lui malgré tout. Ils n'ont vraiment aucun sens de la courtoisie, ces volatiles. Pitou court en tout sens pour les chasser, tassant la terre sous ses grands pieds velus. Puis, il réfléchit. Peut-être qu'il n'a pas donné assez d'eau à boire à ses plantes. Chaque fois qu'il pleut, le lendemain voit s'ouvrir tout un tas de nouvelles plantes. Et la pluie représente bien plus qu'un seau d'eau. Alors, Pitou retourne patiemment chercher un autre seau d'eau et le répend sur son carré de jardin. Puis, il passe la journée à l'observer, espérant voir monter une petite pousse. Mais rien ne vient, et avant d'aller se coucher, Pitou redonne un seau d'eau à ses futures plantes.
Et ainsi, plusieurs jours durant, Pitou attendra les premières pousses, jusqu'à se dire que les graines ne devaient pas être bonnes et qu'elles ne pousseraient jamais. Au bout d'une semaine, Pitou prend une grave décision : il va faire un nouvel essai. Pour cela, il se rend à son potager avec un plus gros sac de graines que la première fois. Sur tout ça, il y en aura bien une qui fonctionnera. Mais une fois de plus, la nature lui a joué un tour, et une fois rendu sur place, Pitou constate que les anciennes graines se sont enfin décidées à pousser. Intrigué, Pitou part malgré tout chercher de quoi les arroser afin de les maintenir en vie. Et passe sa journée à observer les timides petites feuilles grandir. Le soir, elles ont au moins doublé de volume, surtout dans la tête de Pitou...
Après deux semaines d'observation rigoureuse, Pitou a enfin un bon début de plantation. De belles mais encore petites feuilles, et quelques autres formes étranges qui donneront sans doute légumes et tubercules. Pitou n'envisage pas un seul instant de les consommer. Non, lui, il est carnivore, de toutes façons. Les plantes en général ne servent qu'à donner du goût à la cuisine finalement. Mais ses plantes à lui seront belles, et lui procureront le plaisir d'avoir fait pousser quelque chose lui-même. Le bonheur d'avoir enfin un petit monde à lui, où ses sujets font, très lentement, ce qu'il leur demande de faire, pousser. Le panel d'ordres de commandements s'avère plutôt restreint, mais c'est toujours mieux qu'avec les animaux qui ne comprennent jamais rien. Le seul regret de Pitou, c'est de ne pas voir ses créations grandir. Elle vont si lentement qu'en passant ses journées devant elles il ne voit rien changer, alors qu'en y repensant, tout était différent une semaine auparavant. Alors, Pitou décide de laisser ses plantes de côté une semaine et de revenir voir ensuite les progrès qu'elles ont fait sans lui.
C'est ainsi qu'à la fin de la troisième semaine, Pitou revient dans son potager pour observer la beauté des sujets de son royaume. Mais la nature a décidé qu'elle ne le laisserait pas tranquille, et lorsque Pitou arrive enfin dans son jardin, il trouve tous ses plants dévastés par, entre autres, limaces, chenilles, sauterelles, et autres insectes voraces. Rien ne va jamais comme Pitou le voudrait, le monde est décidément un endroit bien trop contrariant. Pitou est dépité. Quitte à ne plus avoir de plante, et bien il va les détruire lui-même !
L'atmosphère devient lourde, grasse, insupportable, et tout le règne animal tente de se détacher de cet endroit au maximum, laissant derrière lui de pauvre végétaux désarmés et destinés à subir leur sort sans n'y rien pouvoir faire. Ce sort qui s'abat sur eux sans tarder, emportant même dans sa spirale quelques animaux trop lents ou trop confiants. Cette fois-ci, il ne s'agit pas seulement de retourner la terre, mais de détruire tout le périmètre, et la machine infernale qui s'y emploie semble être faite pour ça. Sa vitesse ne laisse apparaître d'elle que deux énormes formes floues et circulaires qui évacuent scrupuleusement tout ce qui se trouvait là quelques secondes auparavant. Ainsi, un pauvre potager ravagé par la vermine laisse bientôt sa place à une large excavation toute désignée pour la pose d'une piscine, non sans avoir laissé tout autour de lui des tas de la bouillie homogène composée de tous les éléments dont il était formé autrefois.
C'est sans doute pour cette raison qu'aucun troll n'a jamais été aperçu bêchant son jardin. Même avec la plus grande volonté du monde, un troll reste un troll, peu soigneux, rarement attentif, jamais empathique, et, surtout, très susceptible. Un échec ne décourage pas un animal de plusieurs centaines de kilos, il l'énerve. Et quand cet animal dispose d'une force colossale, d'un instinct destructeur et d'un corps tout destiné à cet usage, aucune activité à long terme ne saurait lui résister. Pas dans le sens d'une pleine réussite, c'est certain, mais plutôt dans celui d'une résistance suffisante pour contenir les assauts d'un monstre poilu tel que Pitou et ses congénères. Alors, il ne reste plus qu'à vivre avec. La seule lutte qu'un troll ne pourra jamais gagner, c'est celle contre sa propre nature.