Aujourd'hui, c'est le grand jour. Ronny a décidé qu'il ne se laisserait plus aller, et l'heure est venue d'aller courir un peu. Il a tout préparé, pour ne pas pouvoir se trouver la moindre excuse de rebrousser chemin ou de renoncer. Il a la combinaison idéale, les chaussures faites pour, et même la petite gourde pleine d'une potion énergétique bien fraîche. Rien ne pourra l'arrêter. Rien, sauf peut-être la pluie. Et justement, voilà que de l'extérieur lui parviennent les petits crépitements caractéristiques. Ronny ne compte pas se laisser intimider. Il regarde par la fenêtre de son appartement, et aperçoit la pluie, rose, s'intensifier. Le temps de rejoindre son balcon et l'averse est déjà passée. Mais d'autres pétillements flottent encore dans l'air. Alors, intrigué, Ronny ouvre la baie vitrée, et pose le pied sur son balcon, parfaitement sec. Puis, il observe la rue, d'où le bruit a cessé. Celle-ci est toute rose, comme s'il l'avait regardée à travers un filtre. Mais le plus étrange, c'est qu'elle semble se mouvoir. Pourtant, Ronny n'a pas bu d'alcool, et n'a pas consommé de drogue depuis bien longtemps. Il a déjà entendu parler des pluies acides, mais pas de pluies "roses". Une averse de peut-être une minute, pas plus, et de cette couleur, ça semble incroyable, mais étrangement enthousiasmant. Peut-être parce que, confiant, Ronny se dit qu'il s'agit d'un test scientifique amusant, destiné à marquer le coup et à se faire remarquer, de quoi mettre de travers les gens moroses par des maux roses, quelle beauté.

Ronny veut aller voir ça de plus près. Courir sur un tapis rose, de bonne humeur, quoi de meilleur pour un début ? Il enfile ses chaussures, et attrape les clés de la porte, qu'il ouvre largement. Mais à peine a-t-il mis un pied dehors que de nouveaux crépitements se font entendre, très nombreux, comme si la rue avait été une poêle et la pluie du maïs. Ronny se retourne et observe la fenêtre. Le bruit continue, mais aucune trace de goutte tombée du ciel ne semble trancher l'atmosphère. Puis, le bruit s'arrête, et reprend, comme un grillon qui cesserait de chanter lorsqu'on s'approche pour reprendre dès qu'on s'éloigne. Ronny referme sa porte, repose ses clés, et retourne sur son balcon. Mais le bruit a cessé, à nouveau, et la rue est toujours rose. A la différence près que, cette fois-ci, Ronny parvient à y distinguer de multiples petites boules, semblables à de petites balles de caoutchouc rose. Et toutes roulent, en tous sens, même dans des directions physiquement improbables, remontant sans hésitation les côtes les plus raides. C'est une révolution encore plus grande qu'il aurait cru : on a réussi à balancer, en lieu et place de la pluie, des balles animées ! C'est fascinant !

Pour aller observer le phénomène de plus près, Ronny décide de ne plus se laisser distraire et de descendre directement par les escaliers. Arrivé dans le hall, il remarque que d'autres ont eu la même idée que lui : le hall est bondé. Dehors, les balles roulent toujours, grosses comme des balles de tennis, mues par un élan infini, négligeant toute inertie. Et au centre du hall, il y a un homme au pied blessé, qu'on redresse bientôt pour l'emmener dans un appartement du premier étage d'où on pourra le soigner. Quand Ronny demande ce qu'il lui est arrivé aux gens qui l'entourent, il se retrouve au pied d'un mur d'incompréhension. Selon les dires du blessé lui-même, les petites billes se seraient mise à vibrer, avant de se heurter violemment deux par deux, piégeant son pied au coeur d'une des collisions et lui broyant le gros orteil droit et en blessant quelques autres. Et en effet, une femme d'âge certain vient confirmer cette version. Elle a tout vu, et c'est exactement ce qu'il se serait passé. "Regardez, ça recommence !"

Comme pour accompagner ses mots, une vibration stridente et douloureuse se lève, et les balles de tennis se mettent à vibrer. Puis, elles se percutent, s'interpénètrent, émettant à chaque fois de nombreuses détonations. Pour tout résultat, d'innombrables petits ballons, roulant perpétuellement, et une voiture, posée sur ses jantes, les pneus éventrés. Ronny en croit difficilement ses yeux, et ses oreilles. Lui qui avait espéré une avancée scientifique majeure se retrouve finalement face à un phénomène inexpliquable, et particulièrement inquiétant. Alors bien entendu, les petits ballons sont bien moins nombreux que les balles d'avant, mais ils sont aussi bien plus gros. C'est comme si la fusion de chaque paire de balle avait donné une nouvelle boule presque deux fois plus grosse, dans ses dimensions. Il est impossible dans ces conditions de s'aventurer dehors, comme Ronny l'avait envisagé. Quoi que personne ne le retienne, il ne trouvera certainement pas âme qui veuille l'y accompagner, lui même n'y tenant pas plus que ça. Alors, il ne reste plus qu'à observer, impuissant, et garder espoir.

Mais bientôt, à nouveau, tout recommence. Le monde semble retenir son souffle lorsque les globes s'immobilisent. Un sifflement perce l'air pour venir s'attaquer aux tympans, avant de laisser le soin à un concert de déflagrations de terminer le travail. A les voir, on dirait des boules de bowling qui s'encastrent les unes dans les autres, faisant grossir leur masse au fur et à mesure qu'elles s'assimilent. L'oreille endolorie, Ronny regarde les gros ballons, désormais de taille basketball, parcourir la place devant le hall. La voiture aux pneus percés est maintenant ventre à terre, fuyant de toutes parts, grignotée un peu plus à chaque récidive. Et autour de Ronny, les gens, dont l'émotion est alors dépassée par la frayeur, commencent à émettre leurs plus naïves questions. De quoi s'agit-il ? Et surtout, de QUI s'agit-il ?

Qui pourrait posséder une telle arme, aussi originale et destructrice, surprenante et inexorable ? La Russie, qui n'aurait pas abandonné sa lutte et s'est fait si discrète jusqu'ici ? Et pourquoi pas un pays arabe, digne descendant d'une civilisation brillante de précurseurs ? Ou encore la Chine, toujours à la pointe en matière de technologie de pointe et de production de masse, les deux critères nécessaires à la réalisation d'un tel outil ? Et pourquoi pas les extra-terrestres, ça fait longtemps qu'on ne les a pas entendus ceux-là ? Peut-être les ballons en sont-ils, des extra-terrestres ! Une forme de vie rose et sphérique qui roule sans répit. Non, c'est ridicule. Mais peut-être alors qu'il s'agirait de leurs vaisseaux, et qu'ils sont tout petits, à l'intérieur. Lorsque les vaisseaux fusionnent, ce serait comme une sorte de plus gros vaisseau qui se formerait, avec un équipage double. En plus, ça pourrait expliquer le volume qui fait plus de doubler à chaque fois. Si la "peau" du vaisseau s'additionne à celle d'un autre, le volume qui en résulte est plus que le double de celui d'origine !

Les théories les plus farfelues commencent à apparaître dans les cerveaux humains lorsque, encore, le manège s'arrête. Les vibrations sont désormais moins aïgues, mais la puissance de leur conjugaison les rend malgré tout pénibles, tout comme les déflagrations qui s'en suivent. Puis, ce ne sont plus que de grotesques boules roses, vision irréelle, qui poursuivent leurs roulades tout autour des bâtiments de la résidence. La voiture n'existe pratiquement plus, ses morceaux de tôle déchiquetée jonchant le sol, piétinés et applatis par les énormes rouleaux compresseurs sphériques. Mais ce n'est pas là le plus gros problème. En effet, un des murs bordant la sortie du parking souterrain présente un immense trou. Les balles ne sont pas violentes, elles se contentes de rouler et de longer les obstacles. Mais lorsqu'elles s'assemblent, rien ne semble pouvoir les arrêter, par même un solide mur de béton armé. Et plus loin, dans un craquement, c'est au tour d'un arbre de s'effondrer, la base du tronc broyée par une de ces violentes rencontres, exprimant dans ce cri d'adieu la puissance du magnétisme qui réunit les sphères étranges. Plus personne ne parle, et Ronny se contente, comme les autres, d'observer.

C'est alors qu'une femme, paniquée, sort en catastrophe d'une porte placée dans un coin du hall, son appartement étant au rez-de-chaussée. Elle hurle. L'attaque n'est pas terroriste, c'est la télévision qui l'a dit. C'est pareil partout autour du monde, il n'y a pas de jaloux. Mais alors, personne ne serait responsable, et c'est bien là le plus inquiétant. Personne, nulle part, ne comprend ce qu'il se passe. Toutes les guerres ont cessé. En fait, ce sont toutes les activités extérieures qui ont cessé, par manque de participants. Et la plupart de l'humanité est absorbée dans l'examen des évènements et l'émission d'hypothèses en rapport. Pour les circonstances, tout le monde semble d'accord. Et même si l'explication de chacun ne coïncide pas avec celle de son prochain, personne ne pense à se battre, étant sans cesse interrompu par le vacarme extérieur. Le hall se retrouve bientôt déserté, ses occupants étant partis suivre les informations prodiguées par la télévision dans l'appartement du rez-de-chaussée.

Devant la télé, le temps passe vite, et un gros bourdonnement se fait rapidement entendre. Tout le monde sait ce qui va suivre, mais personne n'est parvenu à s'y accoutumer, et chacun sursaute lorsque les explosions arrivent, faisant trembler les murs au passage. Mais la plus grosse peur frappera lorsqu'une énorme boule rose éclipsera l'espace d'un instant le pan de ciel visible à travers la fenêtre de l'appartement. Une frayeur trop grande pour qu'une jeune femme parvienne à la contenir. "Mais que veulent-elles à la fin ?" Celle-ci, devenue folle, s'enfuira alors de l'appartement pour rejoindre le hall, puis la place devant le bâtiment. Hystérique, elle tentera bien d'arrêter une de ces énormes boules de chewing-gum avant de se faire renverser violemment par celle-ci, et qu'un de ses bras ne soit écrasé. Ne ressentant même pas la douleur, elle se relève, l'air hagard, le bras balant au milieu d'un champ de sphères vibrantes. Le bruit se fait lourd et la jeune femme, en première loge, tente de se boucher les oreilles lorsqu'elle s'aperçoit de l'état de son bras. Son cri sera interrompu par de violentes collisions. L'une d'elles, la prenant en sandwich, la videra telle une chenille qu'on écrase du bout d'un bâton.

Dans le hall, les gens se sont tous précipités pour assister au spectacle morbide qui s'est offert à eux. Mais ils le regrettent maintenant. Enfin, peut-être. Sonnés par la violence de l'impact et la puissance des déflagrations, les gens ne bougent plus, ne parlent plus, et certains se sont même effondrés par terre, inanimés. Les boules roses, devenues gigantesques, poursuivent leur impitoyable ballet. Le désespoir envahit le monde, et ne le lâchera plus. Jusqu'à la fin...

1/ Les monstrueux envahisseurs, d'un volume désormais suffisant pour y loger une église entière, clocher compris, se font rares. Mais partout, on redoute leur prochaine fusion destructrice. Celle-ci ne tarde pas. Dans le hall d'un immeuble où tout le monde s'est rassemblé, plus aucune pudeur n'existe. On se blottit dans les premiers bras qu'on trouve, le regard rivé vers l'extérieur. Quand enfin les gigantesques boules se rejoignent, elles broient sur leur passage l'immeuble d'en face, laissant les plus hauts étages perchés au dessus d'une sphère titanesque. Puis, ceux-ci s'écrasent au sol, provoquant un tremblement de terre, à la faveur du premier mouvement de cette nouvelle création. La base du bâtiment, quant à elle, a été totalement écrasée par la masse colossale. Et avec elle, les gens qu'elle abritait. Ce n'est qu'une question de temps avant que, d'une manière ou d'une autre, ils y passent à leur tour. Alors, lorsque plus rien ne bouge dehors, le hall se met à résonner de pleurs effrayés et de cris désespérés. Tout le monde se met à trembler avec le sol, mû par des vibrations trop larges et lentes pour être audibles. Puis, c'est le trou noir.

2/ Partout autour de la terre, les boules continuent leur office. Quand elles ont anéanti la presque totalité de l'humanité sur celle-ci, leur taille est devenue tellement conséquente qu'on peut les voir depuis l'espace. En se réunissant, elles ont créé d'énormes travées dans les collines, dessiné de nouveaux canyons au milieu de montagnes et de falaises pourtant solennellement majestueuses. Puis, lorsqu'il n'en reste plus que huit, puis quatre, ce sont des continents entiers qui se retrouvent retournés à chaque unification. Jusqu'à ce que, enfin, il n'en reste plus que deux, déformant la planète elle-même par leurs masses conjuguées, mais ne cessant jamais de rouler autour de celle-ci, se tenant toujours diamétralement opposées. Et c'est alors qu'elles se mettent à vibrer.
Retour à l'accueil