Harry avait dormi seul, sur son fauteuil. Ca lui arrivait souvent ces derniers temps. Sa femme et lui ne s'entendaient plus aussi bien depuis que ses dernières lubies étaient venues à bout des dernières braises de leur amour. L'atmosphère était tendue, et pour éviter le conflit lorsqu'il veillait plus tard qu'elle, Harry avait pris l'habitude de s'installer dans son fauteuil pour y dormir. Ce n'était sans doute pas la meilleure solution, mais ça lui permettait de profiter du calme de son bureau. Et ce matin, il l'est particulièrement. L'horloge affiche près de onze heures, ce qui est tout autant inhabituel. A cette heure-ci, il a déjà été réveillé par de multiples sources sonores indélicates. L'agitation qui règne dans l'appartement lorsque sa femme est levée. Celle provenant de la rue, inexistante aujourd'hui. Le téléphone de son bureau, qui sonne toujours une bonne demi-douzaine de fois par matinée. Mais rien, pas un bruit. Alors, Harry se lève. Visiblement, sa femme dort encore, et l'idée lui vient de lui préparer un fastueux petit dejeuner qu'il lui portera au lit, dans l'espoir de faire quelques pas de plus vers une réconciliation prochaine.

Lorsqu'il a terminé la préparation, Harry dispose le menu du jour sur un plateau, et l'emporte avec lui vers la chambre, qu'il n'a plus vu depuis bientôt une semaine. Il ouvre délicatement la porte, pose le plateau sur un guéridon, et va tirer les rideaux pour laisser la lumière envahir la pièce. Puis il se retourne et s'approche du lit, pour bercer de douceur le réveil de sa chérie. Et constater que celle-ci n'est pas là. Harry se relève, et fait le tour du propriétaire. Il termine par la salle de bain, où il sait que les femmes aiment à passer du temps. Mais en vain. Harry rejoint alors la porte d'entrée, afin de s'assurer qu'elle ne serait pas partie pendant son sommeil. Aucune paire de chaussures "habituelle" ne manque, et aucun trousseau de clé ne semble avoir disparu. Elle ne serait jamais sortie en chaussons. Qui plus est, ceux-ci sont toujours au pied du lit. Ou alors, elle a pu sortir chercher du pain, le courrier, un magasine, n'importe quoi. C'est une femme, elle est capable d'échapper à toute logique masculine après tout. Tant pis, Harry l'attendra en mangeant le petit déjeuner qu'il avait préparé pour elle.

Mais Harry n'a pas très faim. Inquiet, il se demande ce qu'il se passe, et ne peut s'empêcher de ruminer, laissant refroidir son thé et ramollir ses tartines. Il décide alors de l'appeler, sur son portable. Elle n'est pas dedans, elle est donc dehors. Avec de vieilles sapes, visiblement. Pourquoi ? Qui sait... Harry compose le numéro, et aussitôt après, une petite musique de nuit apparaît dans la chambre à coucher. Le téléphone est là, reposant sur la table de nuit, émettant sa sonnerie grésillante vers qui voudra bien l'entendre. Serait-elle partie pour de bon, laissant ici tout ce qui pourrait lui rappeler sa vie d'avant, d'hier et des jours précédant ? Harry veut en avoir le coeur net, et compose le numéro des amis les plus proches de sa regrettée. Mais aucun ne répond. Peut-être auront-ils reçu des directives de sa part. La fin justifiant les moyens, Harry s'apprête pour sortir. Puisqu'on ne lui répond pas, il va aller sur place. Sa colère monte, poursuivant son désespoir dans une vertigineuse quête de surenchère. Les clés des deux voitures sont encore là. Elle est donc partie à pieds. Sans doute chez sa copine de la rue d'à côté. Allons-y.

Quand Harry fait le premier pas à l'extérieur, rien n'est la première chose qu'il remarque. Car il n'y a rien, rien à voir. Les voitures sont garées, mais aucune ne passe. Les portes sont fermées, les piétons brillent par leur absence, seul un chat, dormant sous une voiture, se manifeste en fuyant le nouvel arrivant. Etrangement, c'est à ce moment qu'Harry se souvient que sa femme possède un exemplaire des clés de l'appartement de son ami. Doit-il les prendre ? Doit-il s'imposer si on ne veut pas le voir ? Harry est perturbé, et son moral oscille entre la fureur noire et le profond chagrin. Après avoir regardé dans le vide quelques minutes, Harry prend sa décision. Il n'a qu'à emporter les clés, de toutes façons rien ne l'oblige à s'en servir une fois sur place. Puis, ainsi équipé, il part. Il suit sa propre rue qui l'amène jusqu'à un carrefour désert. On dirait un dimanche matin, tôt. Pourtant, il n'y a pas de jour férié en avril. Et s'il n'a pas trop dormi, on doit être jeudi matin. Ces réflexions portées à leur terme, Harry est arrivé. Il pénètre dans la cour d'une résidence morte et se dirige vers le bâtiment qu'il se souvient être le bon. Il sonne à l'interphone, mais personne ne répond. Saleté de bâtiment moderne à visiophone. Tant pis, il va devoir aller frapper à la porte, directement. Harry fait usage des clés et se rend jusqu'à la porte de l'appartement. Mais avant de frapper, il colle son oreille contre la porte pour vérifier qu'il y a bien quelqu'un. Une fois de plus, pas un bruit ne lui parvient.

Tant pis, Harry rentre. Il ne devrait pas, mais après tout il a les clés, ce n'est ni un cambrioleur ni quoi que ce soit du genre, il veut juste comprendre. Et surtout, il en a trop envie pour être raisonnable. Seulement l'appartement est vide lui aussi. Le lit n'est pas fait. De la vaisselle sale dort dans l'évier. Ce n'est pas normal. La femme qui habite ici est une véritable maniaque. Jamais elle ne partirait de chez elle sans laisser son appartement dans un état irréprochable. Elle est même capable de faire le ménage avant de partir faire ses courses à l'épicier. On sait jamais, elle dit toujours. S'il m'arrive quelque chose, ou si je suis retenue quelque part, que j'ai une urgence, et que je dois demander à quelqu'un d'autre de passer chez moi avant que j'y sois revenue, je ne veux pas que cette personne ne puisse voir mon désordre. Tout doit être nickel. Pourtant, aujourd'hui, elle n'est pas chez elle, et son appartement n'est pas aussi parfait qu'à l'ordinaire. Harry commence à s'inquiéter. Quelle est cette urgence qui a pu éloigner sa femme et son amie, en pleine nuit, de leurs foyers, sans même avoir fait la vaisselle et le lit ?

Harry a une idée. Il sort de l'appartement et va sonner chez le voisin. Mais personne ne répond. La porte en face ? Personne. Harry redescend, et appuie sur tous les boutons de l'interphone. Toujours rien. Il retourne dans la rue, mais elle est toujours déserte. Après avoir fouillé dans sa poche, il en ressort son propre téléphone portable et s'apprête à appeler la police. Une voix l'invite à patienter un instant. Son attente à peine entamée, une voiture déboule au milieu de la rue, à toute vitesse. Et s'arrête juste devant lui. Un homme en sort. Il a l'air totalement paniqué et s'adresse à lui dans un charabia incompréhensible. Harry le prie de se calmer et de parler plus lentement. L'homme lui explique qu'il a fait la fête toute la nuit, et qu'il ne reconnait plus rien. Il sent l'alcool, mais c'est la première personne qu'Harry croise aujourd'hui, et cet aspect de la situation le ravit. L'homme explique avoir beaucoup tourné en voiture, mais n'avoir croisé personne et s'être perdu. Le sentiment de solitude aura sans doute amplifié les effets de "la fête", l'empêchant de retrouver sa route. Harry lui demande où se passait cette fête. Il doit encore y avoir des gens là-bas, qui débarrassent et somnolent devant la télé, comme font les gens après une fête. Harry ne sait pas vraiment d'où lui vient cette idée. En fait, l'inquiétude de n'avoir vu personne d'autre jusqu'à présent lui donne avant tout l'envie de s'entourer du plus de monde possible, avant même de retrouver sa femme. En plus, ça lui changera les idées. Allons-y.

Harry a conduit, suivant les indications sommaires de son accolyte imbibé. Ils ont beaucoup tourné, évidemment, avant de trouver. Trop peut-être, mais pas assez pour croiser âme qui vive. Et ils arrivent, enfin, devant une belle demeure entourée d'un grand terrain arborant encore les stigmates de la nuit passée. Harry sort de la voiture et part sonner et frapper à la porte. L'anxiété l'a rendu impatient. Mais personne ne vient lui ouvrir. Son comparse est sorti de la voiture lui aussi. Il semble bien connaître les lieux et contourne la maison. Harry le suit. Par une fenêtre, il observe la chambre à coucher. Le propriétaire est là, à plat ventre dans son lit, comme tout bon poivrot cuvant ses excès de table. Sa tête doit lui avoir joué des tours, et il l'a enfouie sous son oreiller. Tout son corps est moelleusement enrobée par un matelas rappelant presque le cocon. Il a l'air tellement calme. Harry veut trouver dans cette vision le réconfort de n'être plus seul au monde. La vie continue. Harry est rassuré. Son pavillon étant déserté, il invite même le fêtard à venir récupérer chez lui. Ca lui fera une présence, il ne s'en sentira que mieux.

Rentrés chez Harry, les deux nouveaux amis prennent une petite collation, et Harry raconte sa mésaventure. Sa femme, disparue au petit matin, sale surprise. L'autre, prénommé Dorian, lui raconte la sienne. La tête qui tourne, le retour de soirée, les rues désertes, la panique, impossible de reconnaître la route, et enfin, la rencontre. Puis, Dorian demande à trouver un peu de repos. Harry l'invite à aller se reposer dans le lit où il n'a pas mis les pieds depuis plusieurs jours. Sa place est toute propre, qu'il en profite. Pendant ce temps là, Harry va regarder les informations. Il allume la télé, et tombe sur une émission matinale. Ils sont en retard. Tant pis, il va lire dans le canapé en attendant. L'émission terminée, une autre enchaîne, sans même une page de publicité. Et toujours pas d'informations. Alors, Harry zappe, et constate que les chaînes suivent toutes le même schéma. Les émissions de la nuit ont plus que largement débordé sur les programmes de la journée. Quelque chose ne tourne pas rond, une fois de plus. Alors, il repense à ce qui l'a rassuré. L'ami, dans sa maison, dormant paisiblement. Enfoncé dans son matelas. Un matelas sacrément mou. En y repensant, c'était plutôt effrayant. On ne voyait même plus sa tête, calée sous son oreiller. Harry devient la proie d'une crise de panique. Tant pis, il va aller réveiller son invité, avant de devenir fou.

Quand Harry débarque dans la chambre, Dorian est tourné sur le côté, et dort à poings fermés. En s'approchant, il croit remarquer, malgré la pénombre, que son bras est inhabituellement enfoncé dans le matelas. Il secoue Dorian pour le réveiller, et celui-ci ouvre les yeux. Il s'apprête à se retourner, mais son bras est coincé dans le matelas. Et il n'arrive plus à le bouger. Tentant de s'asseoir, il tire sur son bras. Lentement, celui-ci se décolle, à moitié liquéfié, pareil à de la cancoillotte. Dorian ne semble rien sentir, mais son bassin est également atteint. Son corps tout entier est en train de se dissoudre dans le matelas, pateux. La frayeur passée, les premiers cris affolés évanouis, Harry attrape l'autre bras de Dorian pour le tirer de là. Mais c'est trop lent, et chaque fois qu'il tire dans une direction, c'est une nouvelle partie du corps de Dorian qui s'enfonce. Et bientôt, celui-ci perd connaissance, laissant Harry seul, une fois de plus, et pour de bon.

1/ Les premières semaines, Harry a été capable de trouver divers produits frais, qu'il volait dans des réfrigérateurs de grandes surfaces. La nuit, il restait dans son fauteuil, incapable de dormir, fixant la porte de son bureau. Effrayé par tant de silence, assomé par tant de solitude. Le jour, en plus des "courses" et des repas, il profitait de tout ce qu'il pouvait vouloir. Mais revenant toujours, le soir, à son fauteuil, le seul endroit sûr pour son inconscient. Les manques de sommeil et de compagnie l'avaient peu à peu rendu parfaitement cinglé, et il parlait de plus en plus à ses objets. Puis, un jour, Harry eut envie d'un bon steak haché. Il alla en chercher un au magasin, saluant le vigile qu'il s'imaginait à l'entrée du magasin, mimant l'achat avec une caissière particulièrement accueillante, et rentra préparer leur repas, à lui et à Catherine, sa femme, si faible ces derniers temps. Il fallait qu'il prenne soin d'elle, la pauvre. Deux jours plus tard, Harry se rendit chez son médecin, fortement indisposé. Puis, il partit à la pharmacie récupérer ses antibiotiques. Malheureusement, la pharmacienne qu'il avait formulé dans son esprit se trompa de boîte, et Harry ne guérit pas. A la place, il mourut. Dans son fauteuil favori.

2/ Voilà maintenant deux semaines que Philippe avait été mis au cachot. Et près d'une semaine qu'il n'avait pas reçu la visite d'un garde, ni d'un bon petit plat. Alors, après avoir longtemps hurlé son innocence, il hurlait désormais son appétit. Par chance, il avait de quoi se désaltérer, sinon, il aurait pu déjà se désécher, et personne ne serait intervenu. C'était inadmissible, et en même temps, que pourrait-il y faire jamais ? C'était comme si le monde entier avait oublié sa présence. Pourtant, d'habitude, les visiteurs du cachot sont régulièrement remplacés. C'est justement ce qui en faisait une punition assez bien tolérée par ses camarades et lui-même. Mais là, c'était trop. Il ne pouvait même plus se lever tellement il se sentait faible. Il ne pouvait plus qu'hurler, de temps en temps. Chaque jour un peu moins. Au début, l'espoir qu'on vienne le libérer s'intensifiait à chaque minute. Maintenant, il l'avait complètement abandonné. Puis, ce fut au tour de sa conscience de le quitter. Enfin, sa vie suivit la tendance, et Philippe servit de nourriture à toute sorte d'insectes pendant près d'un mois.
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