D'aussi loin qu'il se rappelle, David a toujours connu la peur. Des affrontements qui pourraient s'étendre à son quartier, des incursions de milices armées, des meurtres gratuits, des attentats provocateurs. Dans sa jeunesse, il a perdu ses parents. Et aujourd'hui, il ne sait pas vraiment de quoi sera fait son proche avenir. Sera-t-il encore vivant demain ? Aura-t-il encore de la famille ? Trouveront-ils de quoi manger ? David fait de son mieux pour aider sa tante qui l'a recueilli comme son propre fils à la mort de ses parents. Malheureusement, la plupart des offres d'emploi qui lui sont faites sont suicidaires. Explicitement ou pas, là n'est pas la question. Intégrer un groupe kamikaze ou un bataillon de mercenaires, quelle différence ? Pourtant, les deux lui offrent la garantie de ne plus souffrir de la faim, à défaut de ne pas souffrir de la fin. Il y a quelques mois, David a été embauché chez un épicier dont les employés avaient été pris en otage et tués lors d'une escarmouche ennemie. Ennemis, ils le sont tous pour lui, les gens armés. On lui avait offert de les remplacer. Sa première tâche avait été d'en nettoyer, des taches de sang, sur plusieurs mètres carrés. Jusqu'à ce que finalement, la boutique soit détruite par un tir de roquette. A moins que ç'ait été du mortier. David avait du mal à faire la différence. Le résultat était tellement proche. Alors, en attendant de trouver un autre emploi dans cette forêt de ruines qu'est devenue sa ville, David fait le ménage. Chez sa tante, chez des amis de sa tante, chez des connaissances. Parfois même, on lui donne un petit quelque chose.

Aujourd'hui, David est seul. Chez des amis de son grand frère qui avaient besoin qu'on leur débarrasse la cave, tellement encombrée qu'on n'y peut plus pénétrer. Et David trie les déchets divers des objets encore fonctionnels. Des déchets métalliques dont on lui  a promis qu'il pourra les conserver pour aller les revendre lui-même. C'est sa rémunération, et il s'en réjouit déjà. C'est que les métaux valent cher par ici, étant donné la quantité utilisée pour bazarder sur la tronche du camp adverse. Et pendant qu'il range, David travaille son imaginaire. Il essaye de se figurer à quoi ressemblerait sa ville, son pays, si le calme était revenu. Le temps qu'il faudrait pour tout reconstruire. Les querelles de voisinage dont on ferait des montagnes pour s'occuper un peu. Et David sourit. Il aime cette idée, elle le motive. Bien entendu, son activité ménagère ne fera pas arriver l'armistice plus vite, mais c'est la seule chose qu'il peut faire pour l'instant, alors il le fait, et bien.

- Si tu veux vraiment la paix, demande au génie !
- Le génie ? Il est où ce génie ?
David se retourne, croyant parler à un membre de la famille. Mais il n'y a personne. Il est seul, au milieu d'un désordre toujours très conséquent, à se parler à haute voix. Un génie, quelle idée ! Et David retourne à son labeur. Mais pour une poignée de seconde à peine, le temps pour lui de remarquer la petite boîte, rutilante, trônant avec fierté sur l'épave d'une commode. Une petite boîte métallique magnifique, qu'il ne revendra pas. Mais une petite boîte étrange malgré tout, qui n'était pas là avant. Par précaution, il se risque à demander s'il y a quelqu'un. Et puisque personne ne répond, David décide de satisfaire sa curiosité en ouvrant la boîte. Lorsqu'il trouve le mécanisme d'ouverture et l'actionne, un petit nuage s'échappe du coffret et vient se déposer sur celui-ci, délicatement, avant de disparaître. Laissant à sa place un petit bonhomme enjoué, génie de son état, mais au régime, visiblement.
- Bonjour, ô mon Maître parmi les Maîtres !
- Comment ? Alors c'est toi le génie ?
- Ca se pourrait.
- Et je suis ton maître ?
- Probablement.
- Mais c'est super !
- Ca dépend du point de vue.
- Et j'ai droit à trois voeux, tout ce que je veux, alors, d'abord...
- Hey doucement, attends, non, je t'explique.
- Oui.
- Déjà, non tu n'as pas le droit à trois souhaits, mais un seul.
- Ho, bon...
- Ensuite, oui, c'est presque tout ce que tu veux, mais fais bien attention à la formulation. Moi je me contente de faire en sorte que tu obtiennes ce que tu veux, à ma façon. Ca n'est pas toujours du goût de tout le monde, mais en général, j'ai très peu de plaintes.
- Ha, d'accord. Moi, ce que je voudrais, c'est revoir mes parents, et que la guerre soit terminée.
- Alors voilà, bon exemple. Tu vois, là, tu as dit "et". Ca signifie qu'il y a deux choses que tu souhaites. Et tu n'as droit qu'à un seul voeu. A toi de choisir celui que tu préfères. Revoir tes parents, mais dans la situation actuelle, ou réclamer la paix, mais en laissant tes parents dans leur tombe...
- Ils n'ont pas eu de tombe. On les a incinérés pour éviter une contamination bactérienne.
- Oui, bon, peu importe, tu m'as compris. Et essaye pas de me prendre par les sentiments, j'en ai maté des plus coriaces !
- Donc si je comprends bien, si je fais revenir mes parents ils pourraient très bien mourir demain. J'ai très envie de les voir, mais je ne veux pas qu'ils meurent une fois de plus.
- Ce qui se comprend aisément.
- Alors je veux la paix.
- Tout à fait, je vois ce que tu veux dire. Mais si je peux me permettre deux petites remarques...
- Je vous en prie.
- Oh tu peux me tutoyer, hein, c'est pas parce que j'ai... euh, on est en quelle année ? Peu importe, bref, je suis sans doute vieux, mais bon, tu sais, nous, les génies, on a pas vraiment d'âge tu comprends. Alors, euh, oui, donc, première remarque : tu veux la paix, c'est très bien. Mais comme je te le disais précédemment, fais très attention à l'énoncé. Là par exemple, je pourrais très bien faire en sorte qu'on te foute la paix. Et c'est déjà le cas on dirait, vu que tu es tout seul. Du coup, hop, ce serait un souhait, ton unique souhait, gâché pour rien du tout. Précise bien de quoi il s'agit.
- Oui, alors... et la deuxième remarque ?
- Ha, la deuxième, c'est une pure formalité, mais elle est nécessaire. Pour éviter de déclencher ton souhait n'importe quand, il y a une formule précise à respecter. Tant que tu ne l'auras pas prononcée, tu n'obtiendras rien.
- Et je dois la deviner ?
- Quoi ? Non, non, pas besoin, enfin, si ça t'amuse, pourquoi pas, mais j'ai pas la journée non plus, alors bon, je vais te la donner ça ira plus vite.
- D'accord.
- "Cher Génie, qui m'est si dévoué, écoute mon souhait. Je veux..." etc...
- C'est facile !
- Tu espérais que ce soit plus compliqué ?
- Tout est toujours si compliqué...
- Et bien non, là, tu vois, c'est facile, pour une fois. Génial, n'est-ce pas ?
- Oui, c'est bien.
- Quel enthousiasme...
- Cher Génie, ...
- Toi tu perds pas de temps...
- ... qui m'est si dévoué, écoute mon souhait. Je veux voir mon pays connaître enfin la paix sur tout son territoire !

Aussitôt après, alors qu'un éclair parcourt la pièce, le génie disparaît, laissant la place à un nuage qui retourne s'engouffrer dans sa boîte. Et au passage, une voix caverneuse fait résonner la cave.
"Ô mon Maître ! Vous avez formulé votre souhait, il est désormais exaucé."
David est inquiet. Alors ça y est, c'est enfin terminé, tout ça ? De la cave, pas moyen de le savoir de toutes façons. David s'approche alors des escaliers, qu'il tente de gravir d'une traite. Mais son corps ne suit pas, et David décide finalement de monter les marches une par une. Enfin parvenu en haut de l'escalier, il se surprend à être essouflé. Il n'y a personne dans la maison. Personne pour le renseigner, et personne non plus pour l'aider à rejoindre la porte d'entrée. Alors, David commence par récupérer ses moyens. Puis, péniblement, il entame la traversée du couloir qui le mènera jusqu'à l'extérieur. A mi-chemin, il croise son propre regard horrifié dans le miroir accroché au mur. David est totalement défiguré. Sa peau, particulièrement, semble vouloir l'abandonner, ses membres sont fins, ses joues sont creusées. Il n'a plus beaucoup de cheveux, et le peu qu'il lui reste ont perdu toute volonté d'arborer la moindre couleur. David est vieux, terriblement vieux. Il reprend son chemin, volontaire, bien décidé à voir enfin cette paix tant attendue. Il éprouve bien des difficultés à se saisir de la clé qui ouvre la porte, et encore plus à placer celle-ci dans la serrure qui lui correspond. Puis, enfin, il a gagné. La porte est ouverte, et David s'avance sur le seuil. Le ciel est bleu, les oiseaux chantent, la ville est belle, la vie est belle. C'est magnifique. Et, son dernier souffle emporté par une vague de bonheur, David s'acroule.

Quelques secondes après, un petit personnage apparaît sur le coin de la porte. Un petit génie à l'air grave, fumant une pipe minuscule que lui seul aurait pu ouvrager.
- Quelle poésie David. Quelle émotion. Tu as un talent fantastique pour la mise en scène, tu le sais ça. Moi je veux bien repayer mon billet pour assister au spectacle une fois de plus. Dommage que cette première représentation t'ait trop épuisé pour que tu puisse un jour en faire une autre. D'habitude, je suis plutôt friand de comédies bien potaches, avec le gars qui trébuche par la fenêtre ou ce genre de conneries. Mais je dois avouer que ton oeuvre m'a touché quelque part. Surtout le moment avec le miroir, c'était tellement beau. Et voilà, tu as eu ce que tu voulais, tu as vu la fin de la guerre. Tu sais, si tu avais été patient, tu aurais peut-être pu la voir de toi-même. Bon, je te l'accorde, tu avais aussi des chances de mourir bien avant. Ho et puis zut, c'est ton choix, je respecte, voilà. Bon, par contre, maintenant, je me ferais bien une bonne blague bien dégueulasse, genre avec des tas d'insectes, par exemple. Je sais pas, je le sens comme ça, pas toi ? Ah non, forcément, je suis bête des fois, comme chou. C'est vrai, c'est con, un chou, quand on y pense. Bon allez, à, euh, et bien, non, pas à, mais salut quoi, voilà, hein, salut, oui.

Moralité : faut toujours faire gaffe avec les voeux. Si on ne précise pas qu'on les veut sur place, on risque de se retrouver emporté dans un petit sac. Ou quelque chose comme ça.
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