Henri voulait voyager. Depuis toujours il collectionnait les images de paysages du monde entier, et tenait un registre rigoureux de ses rares voyages, espérant un jour le remplir comme un album de vignettes à collectionner. Depuis qu'il avait entamé la tenue de ce journal de voyage, quelques années auparavant à l'occasion de vacances en Espagne, il avait visité l'Italie, le Portugal, la Belgique, et l'Allemagne. Il n'avait pas pu aller bien loin, l'avion étant bien trop onéreux pour sa faible bourse. Il voyageait généralement en train, seul avec son sac de voyage, profitant d'une promotion ferroviaire ou d'un désistement de dernière minute auprès de ses proches ou parmi les clients de l'agence de voyage en bas de chez lui. La gérante le connaissait bien, et pour cause : il passait de nombreuses journées à venir rêver sur son catalogue, essayant de calculer dans combien de mois de travail il aurait de quoi s'offrir telles vacances ou telles autres. Alors, lorsqu'un de ses clients se désistait trop tard pour que sa caution ne lui soit remboursée, elle appelait directement Henri pour lui proposer de payer le complément afin de pouvoir profiter de l'offre. Tous deux étaient gagnants, finalement, puisque les employés de l'agence n'ont pas le droit de profiter eux-même de ces désistements.

Ce jour là, Henri sortait de son commerce favori dans lequel il venait de passer l'après-midi à parcourir le monde dans sa tête. Comme à son habitude, il se dirigeait vers la boulangerie pour acheter une baguette fraîche avant de rentrer chez lui. Elle serait son repas du soir, avec une tranche de jambon et un peu de beurre. La boulangère connaissait bien Henri elle aussi, elle savait ses rêves, et lui réservait tous les soirs quelques invendus à prix très réduits. Mais aujourd'hui, Henri ne viendrait pas. Sur le chemin, il se fit héler par un vagabond. Henri se retourna et s'apprêta à raconter ses ambitions, car il n'avait que ça à partager. Mais le vagabond ne l'entendit pas de cette oreille, et dirigea la conversation.
- Alors tu voudrais voyager, petit ?
- Oh, oui Monsieur, j'y pense tous les jours, en attendant la prochaine occasion !
Les yeux d'Henri s'étaient illuminés et portés vers le ciel. Lui qui était d'habitude plutôt introverti se mit à donner une amplitude surprenante aux gestes qui accompagnaient ses dires. Il affichait un sourire naïf et n'était plus qu'à moitié là.
- J'aimerais tellement voir de mes yeux les vastes collines de Nouvelle-Zélande, et tous les...
- Si tu veux voyager, demande au génie !
- A quoi ?
L'esprit d'Henri chuta lourdement dans son crâne. Il avait pris trop d'altitude et ce retour brusque l'avait sonné. Il voulu observer le vagabond, mais celui-ci avait disparu. Il regarda autour de lui, mais il n'y avait personne d'autre qu'une femme habillée chic et qui longeait le trottoir, sans doute vers ses quartiers. Le soleil se couchait déjà, et bientôt Henri fut seul. Il regarda à nouveau le coin de mur qui avait abrité le vagabond et remarqua une petite boîte métallique. Il la ramassa, l'observa, puis la mit dans sa poche et rentra au pas de course.

Chez lui, Henri posa son manteau et s'installa à la table de sa cuisine. Il sortit la boîte de sa poche et attendit que la lampe chauffe pour y voir plus clair. Déjà, il pouvait remarquer l'ouvrage soigné qui ornait le petit cube de cuivre. Il le secoua délicatement, mais n'entendit rien. Peut-être était-elle vide, finalement. Au bout de quelques minutes, il put remarquer une inscription sur le fond de la boîte, toujours fermée.
"Ouvre-moi, et tu auras !"
Henri observa la boîte pour en trouver le fermoir. Celui-ci était formé d'un petit crochet pivotant passé dans une boucle, tous deux de métal. Henri fit jouer le crochet et la boucle se libéra. Il souleva délicatement le couvercle en guettant à travers la fente ainsi créée. Lorsque la boîte fut ouverte à moitié, un filet de vapeur s'en échappa. Celui-ci s'échoua sur la table et se concentra. Une fois dispersé, il laissa la place à un minuscule petit bonhomme maigrelet aux vêtements bariolés... et bavard.
- Tiens, maître, comment vas-tu ?
- Mais...
- Ben fais pas cette tête, alors, c'est bien toi qui m'a libéré non ?
- Mais qui êtes vous ?
- A ton avis, Henri ! Je suis le locataire de ton petit coffret !
- Et... comment est-ce...
- Bon, écoute, c'est simple, tu as la boîte, et je suis livré avec, maintenant, si tu veux pas me voir, je retourne me coucher.
- Non attends !
- Ah ! Enfin tu es décidé à tailler la bavette ?
- Que dois-je faire ?
- C'est pas compliqué. Soit tu me laisses rentrer chez moi finir ma partie d'échec avec mes amis, soit, euh, c'est quoi déjà...
- Mais vous n'aviez pas dit que vous étiez en train de dormir ?
- Et bien j'ai changé d'avis ! Je vais jouer aux échecs avec mes amis.
- Vous savez, on ne peut jouer qu'à deux aux échecs.
- Et bien on jouera par équipes ! T'es pas possible toi quand même. Bon alors, tu choisis quoi ?
- Entre vous laisser partir ou quoi d'autre ?
- Je viens de te le dire !
- Mais vous n'avez pas terminé votre phrase et...
- Bon, d'accord, je recommence. Je pars, ou tu souhaites. Voilà.
- Je souhaite ?
- Oui, tu souhaites. Tu sais, faire un voeux, les étoiles filantes, le bréchet qu'on casse, le cil sur la joue, tout ça quoi !
- Et je dois demander quoi ?
- Mais t'es crétin toi un peu non ? Un voeux, un souhait, mais mince, y'a rien qui te fait envie dans la vie ?
- Oh si, j'aimerais tellement pouvoir voyager !
- Et bien voilà, on y est. Bon alors je t'explique la procédure.
- Ca fait mal ?
- Si t'arrêtes pas de m'interrompre j'en ai bien peur.
- Pardon.
- Alors c'est asssez simple. Tu formules ton voeux ainsi : "Cher Génie, qui m'est si dévoué, écoute mon souhait. Je veux..." et là tu places ce que tu veux obtenir.
- D'accord. Je peux réfléchir un peu ?
- Je t'en prie.
- Bon alors je pourrais demander de voyager toute ma vie, ce serait pas mal, t'en dis quoi ?
- Tu me tutoies toi maintenant ?
- Désolé, c'est l'émotion, la...
- Non non mais c'est mieux comme ça, c'est plus détendu. Et puis dans la formule tu ne dois pas me vouvoyer, sinon ça marche pas.
- D'accord. Et sinon alors... t'en dis quoi ?
- Ah oui, ton idée... et bien, si t'as envie de passer ta vie dans les transports en commun, c'est toi qui vois, mais moi...
- Oh, oui, tu as raison, je suis bête.
- Je te le fais pas dire...
- Je sais !
- Vas-y !
- Cher Génie, t'as vu, j'ai mis la majuscule moi aussi !
- Allez, abrège, on va jamais y arriver là sinon.
- Oui pardon. Cher Génie, qui m'est si dévoué, écoute mon souhait. Je veux pouvoir me téléporter n'importe où dans le monde !
Le petit bonhomme s'évapora, et une voix caverneuse lui répondit du fond de la boîte, le faisant frissonner.
"Cher Maître, votre voeux est exaucé. Pour utiliser votre pouvoir, faites claquer vos doigts, une fois à droite, deux fois à gauche, deux fois à droite. Au revoir, Maître."
Et la boîte se referma sèchement.

Henri transpirait d'excitation. Enfin, son rêve allait se réaliser. Il irait dans le monde entier, se nourrirait de tous les paysages que la nature avait à offrir. C'était trop beau pour être vrai. Devenu suspicieux, Henri entama la première manoeuvre. En même temps que ses doigts claquaient, lentement, précautionneusement, dans l'ordre indiqué par l'énorme voix, l'air se mit à grésiller. Henri pensa très fort à un paysage qui l'avait laissé pantois pendant une bonne heure la première fois qu'il l'avait découvert dans le catalogue de l'agence. Plus qu'un doigt à claquer, mais déjà sa vue se brouille, comme si l'air n'était que vapeur faisant danser la lumière qui se précipite vers ses yeux. Un dernier claquement retentit, et Henri disparait.

La minute suivante, on retrouve quelques morceaux d'Henri éparpillés dans le désert du Nevada. Sur son crâne ouvert, un petit personnage s'agite, danse et chante. "Qui a été si crétin ? Mon maître, mon maître ! Qui a été si crétin ? C'est mon maître Henri ! Ha ha ha haaa !"
Puis, le personnage s'asseoit sur un rebord du crâne fracassé, et allonge son petit corps sur le front du défunt.
- Tu sais Henri, si tu demandes au Génie que je suis de pouvoir te téléporter n'importe où dans le monde, alors je n'ai pas le choix. Mais si tu m'avais demandé avant de prononcer la formule ce que j'en pensais, je t'aurais dit qu'il était sans doute préférable de souhaiter pouvoir te téléporter dans le lieu que tu visualises dans ta tête, ou encore n'importe où sur la terre ferme proche de la civilisation. Tu n'aurais pas été à l'abri des barbares, c'est sûr, de toutes façons vous les humains vous êtes tous plus ou moins barbares. Mais ça t'aurait évité de t'étaler comme un steack tartare. Tiens, barbare, tartare, c'est marrant ça, j'avais jamais fait attention. "Qui finit en steack tartare ? Mon ami barbare !" Ha ha ha, même mort tu restes vachement drôle finalement. Enfin bref, t'as vraiment été crétin, mais vu que t'es mort, enfin je crois, ha ha, alors allons nous trouver un autre maître. Adieu Henri.

Moralité : Faisez super gaffe quand vous demandez au Génie de pouvoir vous téléporter n'importe où, parce que n'importe où ça peut très bien être sur un nuage, au fond de l'océan, ou entre les griffes d'un lion affamé. Non vraiment, faisez super gaffe, les voeux c'est dangereux, on a pas idée.
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