Luc était rêveur. Cloîtré dans une cabine souterraine toute la journée, à ouvrir une barrière aux voitures qui passent, il ne voit le soleil que dans ses rares journées de congés. Alors, Luc profite de sa solitude, là dessous, pour imaginer sa vie d'après. Il la voit riche en splendeurs naturelles, et vide de toute activité humaine, si ce n'est la sienne propre. Il exècre tellement cet espèce à laquelle il se déteste d'appartenir qu'il n'envisage même pas de partager cette vie qu'il veut calme et solitaire, en pleine nature. La montagne, voilà où il serait tranquille. Sur une côte, on ne peut jamais être tranquille, et puis ça coûte bien trop cher. De toutes façons, il n'y a pas assez de fleurs et de merveilles à la mer. Une vaste étendue d'eau, avec des bateaux dessus. Rien que de les imaginer, il a déjà la nausée. Alors que perdu dans les hauteurs, au bord d'un lac ou d'un ruisseau, avec des plantes envahissantes de toutes parts, c'est là qu'est sa place. Sa prochaine vie, il la voit presque comme un tombeau végétal, une maison dissimulée, envahie par la végétation, dans laquelle il pourrait méditer, l'esprit comblé des effluves subtiles drainées par la brise légère qui se serait invitée chez lui. Le bonheur intégral. La sérénité, le soleil, la nature, c'est autre chose que le mépris des contemporains, la lumière jaune des lampes du parking souterrain, et le béton qui englobe le tout.

Un jour de plus s'écoule de l'ancienne vie de Luc, un jour sans surprise, prisonier comme lui d'une grotte artificielle et malveillante. Les gens passent sans le voir, et quand enfin quelqu'un le remarque, c'est seulement pour venir se plaindre. Luc a l'impression d'étouffer. Comme tous les jours, il se demande s'il viendra le lendemain. Mais comme toujours, il n'a pas le choix. Ne pas venir signifierait perdre son travail, donc son salaire, et enfin son logement, c'est aussi simple que ça. Il ne se voit pas vivre à la rue. C'est même dans la direction opposée au sens de sa vie. Alors Luc revient, et supporte. Avec une patience infinie mais une difficulté croissante. Il emporte des revues, pour passer le temps, et un poste de radio, qui ne capte qu'une station et demi, sous terre. Mais c'est toujours mieux que rien.

Mais pour l'instant, son service est bientôt terminé, et Luc commence à ranger ses affaires. Il préfère attendre un quart d'heure les yeux rivés sur l'horloge que perdre une seule minute de soleil de plus. Pourtant, il sait que même après l'arrivée de la minute libératrice, son calvaire ne prend pas fin. Il doit encore attendre qu'on vienne le relever. Mais ce n'est pas grave, car, pour une fois, cet instant est toujours imprévu. Son collègue sera-t-il à l'heure ? Absent ? En avance ? En retard ? Impossible de le deviner. C'est maigre, mais c'est la vie de Luc. Alors, le moment venu, il attend. Aujourd'hui, il n'attendra pas très longtemps.
- Luc, tu peux partir !
- Francis, c'est toi ? Tu es où ? Tu n'es pas drôle Francis. Allez montre-toi, il faut que j'y aille moi.
Luc ouvre la porte de sa cabine et scrute les ténèbres. Rien ne bouge. S'il y a quelqu'un, il n'est pas disposé à se montrer. Luc fait quelques pas, regarde dans les allées, puis fait demi tour et, le coeur brisé, retourne dans sa cage.
- Si tu veux t'évader, demande au génie !
- Comment ? Qui a dit ça ? Où êtes-vous ? Ca ne m'amuse pas du tout, je vous préviens, je n'ai pas envie de rire.
A ces mots, Luc s'est retourné. Cette fois-ci, il ne laissera pas le farceur s'en tirer à si bon compte. Il va regarder partout, derrière, sous les voitures, il y passera le temps qu'il faudra, de toutes façons, il n'a rien d'autre à faire. Et alors qu'il entame le premier pas de sa longue quête, son pied frappe un objet métallique. Il s'agit d'une petite boîte, cubique, faite d'argent noirci par le temps et poli par l'usure. Luc la ramasse, et s'en retourne l'étudier, oubliant complètement sa démarche initiale. Mais il n'est pas encore retourné à sa place que, déjà, une autre voix lui parvient.
- Salut Luc, comment tu vas ?
Luc se retourne, et aperçoit Francis. Celui-ci débarque, l'air de rien.
- Salut Francis. Ca va. Dis-moi, tu viens d'arriver ?
- A l'instant même, je sais comme tu es pressé ! Pourquoi ?
- Non, pour rien.
- Très jolie boîte.
- Merci.
Luc ne souhaitant pas porusuivre la conversation, il fait volte-face, retourne chercher ses affaires, toutes prêtes, et prend congé de Francis pour rentrer enfin chez lui. Sur le chemin du retour, il arrête sa voiture, comme chaque soir, à l'extérieur de la ville, pour regarder le soleil se coucher. Il en profite pour observer la petite boîte, rapidement, mais la lumière n'est bientôt plus suffisante et Luc savoure les derniers instants ensoleillés de la journée. Puis, il prend la route de sa maison, qu'il a hâte de retrouver.

Chez Luc, tout n'est que poster de splendides panoramas et plantes en pot. Ses meubles sont tous en bois verni, sauf quelques appareils d'électroménager. Même la table de sa cuisine est faite d'une grosse racine, couverte d'une plaque de verre, ou de quelque chose d'approchant. Et derrière son petit pavillon, il y a un jardin, d'une taille raisonnable, qui pourrait paraître en friche à n'importe qui mais s'avère dans l'état exact où Luc le veut : brut. Pas question d'interdire la moindre espèce, de flore ou de faune, sur sa parcelle. C'est sa petite lucarne de Vie à lui, son oxygène, et jamais il ne la cèdera. Et c'est ici même que Luc se retire, à peine rentré, pour examiner l'étrange boîte à la lueur d'une bougie. Très vite, il découvre un mécanisme d'ouverture vétuste mais pleinement fonctionnel. Et à peine l'a-t-il actionné qu'un nuage de fumée se répand sur ses genoux, avant de glisser jusqu'à une branche proche et d'y faire apparaître un petit bonhomme chétif aux frusques colorées.
- Bonjour Maître, tu vas bien ?
- Hein ? Qu'est-ce que c'est...
- On dirait pas. Tant pis, de toute façons ça ne change pas grand chose.
- Et dire que je ne bois même pas, mais non, il faut que ça m'arrive quand même.
- Allo, Maître ? Je te reçois cinq sur cinq mais je ne capte rien à ce que tu racontes, pourrais-tu préciser la transmission, terminé.
- D'accord, alors toi, tu es qui ? Et, quoi, aussi ?
- Sir, je suis le génie de la boîte, sir !
- Le... génie ? C'est pas plutôt dans des lampes ensevelies dans le désert qu'on trouve des génies comme toi ?
- Enfin maître, ne me dis pas que tu crois tout ce qu'on raconte.
- Non, je ne suis déjà pas certain de croire ce que je vois, alors ce qu'on me raconte...
- Pour commencer, j'habite où je veux, comme toi.
- Si seulement...
- Et ensuite, je te signale que dans le genre enterré, t'es pas mal non plus.
- C'est pas faux. Alors, que se passe-t-il, est-ce que je dois naïvement faire trois voeux, c'est ça ?
- Ah non, pas chez moi. Moi c'est un seul, et pas n'importe comment attention.
- Les complications commencent... je ne suis pas certain d'avoir envie là maintenant.
- Tu n'as pas le choix mon coco, euh, Maître vénéré, tu m'as libéré, tu dois me faire un voeu.
- Très bien, alors je veux vivre en montagne, ça te va ?
- Non. Je t'explique. Il faut formuler ainsi : "Cher Génie, qui m'est si dévoué, écoute mon souhait. Je veux..." etc. Tu m'as compris.
- D'accord.
- Et si je peux me permettre, sois plus précis, parce que vivre à la montagne, c'est n'importe quoi. Tu veux te retrouver au sommet du kilimandjaro ou au pied d'une station de ski ?
- Ni l'un ni l'autre en fait.
- Et bien alors sois plus précis !
- D'accord. Alors. Cher Génie, qui m'est si dévoué, écoute mon souhait. Jusque là j'ai bon ?
- Il ne faut pas interrompre la formule, sinon ça ne compte pas. Et je te rappelle que tu n'as qu'un seul souhait, alors pas la peine de te préparer à faire une trop grande phrase, tu n'as pas le droit à la conjonction "et".
- Ah, oui, OK. Cher Génie, qui m'est si dévoué, écoute mon souhait. Je veux que ma maison soit dans un coin inhabité de la montagne, contre un lac et une forêt.
L'instant suivant apporte à Luc une impression de déjà vu. Un petit nuage revient vers ses genoux, s'engouffre dans la boîte, qui se referme en claquant. Quand Luc relève la tête, il aperçoit, malgré l'obscurité du crépuscule, une masse gigantesque se découper sur le ciel. Là, en face de lui, une montagne. Et juste derrière son jardin, une forêt. Et de ses genoux, une voix monte, grave et solennelle.
"Ô mon Maître ! Vous avez formulé votre souhait, il est désormais exaucé."
Luc jubile. Son souhait est exaucé, vraiment ! Mais alors... il doit y avoir un lac devant chez lui ! Luc se précipite à l'intérieur pour aller voir de l'autre côté. Mais à peine est-il entré, que les murs se mettent à trembler.
- Que se passe-t-il ? Ah, ça devait être un tremblement de terre, la montagne est sans doute jeune. C'est pour ça qu'elle est si grande et pointue !
Mais les murs s'agitent à nouveau, et le sol avec eux. Luc tombe. Il regarde vers la terrasse, et voit la forêt s'éloigner. Son jardin également. Sa maison semble glisser, laissant derrière elle une large trainée de boue. Et d'un coup, tout semble s'immobiliser, et Luc est projeté contre un mur. Surpris, sonné, il se redresse sur ses jambes. Luc est debout sur un de ses murs. Et ses pieds sont tout humides. Il fait tellement sombre que Luc ne réalise pas tout de suite ce qu'il se passe. L'eau monte toujours plus, et il en a maintenant jusqu'aux chevilles. Il tente d'ouvrir une fenêtre, un peu plus loin sur le mur, mais n'y parvient pas. Luc panique, ses meubles écroulés bloquent la porte d'entrée, et le sol est trop vertical pour parvenir à y monter. A travers la porte de sa terrasse, Luc aperçoit des étoiles. Sa maison est couchée sur le côté. Le génie lui a joué un mauvais tour, et sa maison n'est pas ancrée dans un sol assez ferme. Mais voilà d'où vient toute cette eau ! Le lac ! Luc jette un coup d'oeil vers les étoiles lorsque celles-ci s'éclipsent pour laisser la place à des trombes d'eau qui viennent le clouer au sol. Sa maison est en train de couler, et les courants qui la remplissent sont en train de le noyer.

Une dizaine de minutes plus tard, le corps de Luc rejoint la surface du lac. Ses cheveux flottent autour de son crâne, et son dos émerge assez pour qu'un petit personnage y saute à pieds joints. Puis, fatigué, celui-ci se laisse tomber de tout son long, la chute amortie par une bulle d'air coincée dans la chemise de Luc.
- Haaa, Luc, tu sais que tu me fais plaisir ? Non, vraiment. C'était pas évident de t'avoir, ton voeux était vraiment bien formulé. Ou presque. J'ai vraiment aimé notre collaboration. Il y avait tout ce qu'il faut. De l'imprévu, de la panique, du suspens, tu sais que tu es un bon acteur ? Je t'aurais bien vu à Hollywood moi, si t'avais pu t'en sortir. Mais voilà, j'ai gagné la partie, et je trouverais ça dommage si ça n'avait pas été aussi passionnant. Surtout le moment où tu regardes les étoiles là, et où les trombes d'eau s'engouffrent par la porte pour venir t'écraser au sol, ou plutôt au mur, rapport à la position de la maison, c'était splendide ! Bon, je dois reconnaître que j'ai un peu triché, j'ai consolidé, et pas qu'un peu, toute la façade externe de ta maison, pour éviter qu'un éclat de verre ne vienne te couper la tête dès le départ. Ca aurait été décevant. Et voilà, tu vas pouvoir communier pleinement avec la nature maintenant, j'espère que tu es content. De toutes façons, tu détestais l'espèce humaine, si ce n'est pas une tendance suicidaire ça ! Je n'ai fait que te rendre service, tu vois. Bon, c'est pas que je m'ennuie avec toi, mais je dois y aller. D'autre gens à rencontrer, tu comprends. Allez, salut !

Moralité : Il faut toujours se méfier de ce qu'on peut obtenir trop facilement. Et si on ne s'en rend pas compte, c'est seulement que le généreux personnage est bien trop habile et manipulateur. Maintenant, c'est vous qui voyez. Y'en a qui ont essayé, ils ont eu des problèmes... et pas qu'un peu.
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