Eric était curieux. D'aucuns auraient dit de lui que c'était un voyeur, mais Eric n'était pas pervers. Toute sa vie, il l'avait passée à guetter la première occasion de passer son regard par une serrure ou de coller son oreille à une porte derrière laquelle se trouvait l'inconnu. Sa curiosité était presque maladive, et il consignait toute sorte d'informations dans de multiples petits carnets. Mais le plus révélateur c'était qu'une fois remplis, il ne les rouvrait plus jamais. Son bonheur, c'était la collecte, mais Eric ne se servait jamais de ce qu'il découvrait. Ca lui avait bien traversé l'esprit une fois ou deux, alors qu'un conflit l'opposait à une personne sur laquelle il possédait quelques éléments croustillants, mais il lui aurait fallu avouer son passe-temps favorit, et tout le monde se serait méfié de lui par la suite. En plus, ce n'était pas fair-play, et Eric tenait à ne pas jouer le prétentieux avec la supériorité évidente que lui conférait sa compilation de données.
Le soir, quand Eric rentrait de son travail, il se préparait un petit repas tout en jetant un oeil par la fenêtre pour surprendre un comportement inhabituel, ou un événement impromptu. Son repas prêt, il s'installait devant la télévision pour le consommer, mais coupait le son. Dans le calme parfait de son appartement, Eric tentait d'attraper une conversation en provenance d'un logement voisin. Il avait à cet effet récupéré de vieux pavillons de phonographes qu'il avait adaptés pour diffuser le son que transmettaient les canalisations qui parcouraient son appartement. Parfois, il reconnaissait même les interlocuteurs et pouvait comprendre chaque mot qu'ils prononçaient. Parallèlement, sa télévision diffusait des images qui n'avaient aucun rapport. Mais de toutes façons, il était concentré sur le son et ne prenait même pas la peine de changer de chaîne, les couleurs dansantes suffisaient à lui tenir compagnie.
Souvent, Eric s'imaginait le bonheur que ce serait de pouvoir zapper dans les appartements de tous ses voisins, pour accompagner ses écoutes. Il aurait même été d'accord pour ne pas voir les scènes qu'on n'aurait décemment pas voulu lui montrer, ce n'est pas ce qui l'intéressait... et puis le son était vecteur de bien plus d'émotion. Il rêvait d'installer tout un système de surveillance à l'insu de tous les occupants des lieux, mais savait bien que le projet resterait dans le domaine du fantasme.

Un jour, Eric entendit sa collègue du poste de travail d'à côté recevoir une convocation de la direction. Un coup de fil avait suffi pour le mettre dans tous ses états, et Eric avait compris. Il la regarda partir vers le bureau du chef, et commença à élaborer de multiples hypothèses sur la raison de cette convocation. Il lui aurait suffi d'attendre un peu en pensant à autre chose, et à son retour il aurait demandé à sa collègue de quoi il s'agissait. Mais elle l'aurait sans doute trouvé un peu trop curieux, et il aurait dû attendre qu'elle lui adresse la parole d'elle-même, si elle se décidait un jour à le faire pour aborder ce sujet. Il ne pouvait pas prendre de le risque de ne pas savoir de quoi il s'agissait. Après, plus rien n'aurait de sens. Alors il se dirigea vers les toilettes, celles contenant une cabine d'où il est possible de profiter du conduit de ventilation commun pour récupérer quelques bribes des dialogues qu'abritait le bureau du chef. Il était en train de mettre en place un petit dispositif d'écoute lorsque, de la cabine d'à côté, on l'interpela.
- Hey petit, tu voudrais bien voir ce qu'il se passe là dedans hein ?
Eric sursauta et trembla quelques instants. Il avait fait attention à bien être le seul dans la pièce, et ne s'attendait pas à avoir manqué de précautions.
- Comment le savez-vous, et puis qui êtes-vous ?  C'est toi Fabrice ?
- Ne dis pas de bêtises. Et si tu veux tout savoir, demande au génie !
- Mais ? De quoi parlez-vous ?
Eric savait qu'il était en train de rater tout l'entretien ô combien important de sa collègue avec leur patron. Mais pour une fois, sa curiosité s'était reportée autre part. Il sortit de son compartiment pour pousser la porte de celui d'à côté. Et il était vide. Ou presque. Posé sur la chasse d'eau, il y avait une petite boîte de métal ouvragé. Il se demanda de quoi il s'agissait, et sa curiosité le poussait à s'adonner à plus d'inspections sur l'objet. Il avait l'habitude de cerner tous les détails de son environnement rapidement, et ne tarda pas à retourner la boîte pour y trouver une inscription énigmatique. "Ouvre-moi, et tu auras !"
Négligeant le temps qu'il avait déjà passé loin de son poste, oubliant toute discrétion en faveur de sa découverte, Eric s'enquit du fermoir de la petite boîte. Il s'était assis à cheval sur le couvercle des toilettes et oeuvrait les mains posées sur le réservoir de la chasse d'eau. Enfin, il trouva ce qu'il cherchait et ouvrit le conteneur. La boîte abritait un nuage de fumée qui s'en détacha et flotta quelque temps autour de ses mains avant de disparaître, laissant sur place un minuscule petit bouffon tout maigre.
- Salut, Maître, comment tu vas bien ?
- Ce... de... enfin, quoi ?
- Oh, ça va, fais pas l'étonné, tu t'attendais à quoi ?
- Mais je ne sais pas moi, j'ai juste voulu savoir...
- Oui, comme toujours, n'est-ce pas ? Et puis pourquoi tu chuchottes ?
- Mais parce qu'on ne doit pas m'entendre parler, ou on va savoir que je suis là !
- Il y a déjà trois personnes qui se demandent ce que tu fais ici, alors un peu plus ou un peu moins...
- Mince, il va falloir que j'y aille. Tu peux retourner là dedans ?
- Et bien, quel accueil, on se connait à peine et tu veux déjà m'enfermer ?
- Je t'ouvrirais quand je serai rentré à la maison, promis.
- Ah non, moi je ne peux pas retourner là dedans tant que je n'ai pas exaucé un voeu.
- Un quoi ? Un voeu ? Mais comment ?
- Me dis pas que t'as toujours pas compris. Je suis un génie, dans tous les sens du terme, tu ne l'avais pas remarqué encore ?
- Si, si, oui, bon d'accord, je vais faire un voeu.
- Ah je préfère. Mais réfléchis bien, tu n'en as qu'un.
- Ah bon ? C'est pas trois ?
- Comment ça trois ? Tu te crois plus câlé que moi en génie toi ou quoi ?
- Non non mais, enfin, d'habitude...
- Ah parce que tu en croises souvent ?
- Non c'est vrai. Bon, d'accord, alors, je voudrais, euh...
- Attends attends, ça se passe pas comme ça. Il faut utiliser la formule.
- La formule ? Je n'ai pas qu'à dire ce que je veux et hop tu le fais ?
- Oui mais tu vas voir, c'est pour pas que tu regrettes d'avoir pensé tout haut. Imagine que tu dises tout fort que t'irais bien arroser tes plantes, et hop, trop tard, c'est fait, et tu n'as plus de voeu, ce serait dommage non ?
- Je n'ai même pas de plante.
- T'es un malin toi non ? J'ai dit plante comme j'aurais pu dire plat cuisiné. Et t'as pas intérêt à me dire que ça ne s'arrose pas, parce que si, ça se peu.
- Oui bon, d'accord, c'est quoi la formule, il faut que je me dépêche.
- Alors la formule, c'est "Cher Génie, qui m'est si dévoué, écoute mon souhait. Je veux..." et là tu places ton souhait.
- D'accord. Alors ce que je voudrais, euh, si voilà, je voudrais pouvoir regarder sur ma télé ce que font mes voisins chez eux.
- Tu sais, il y a la télé-réalité pour ça.
- Mes voisins n'y participent pas.
- Très drôle. Alors c'est ce que tu souhaites ?
- Oui.
- Et bien toi au moins t'as de l'ambition dans la vie. Bon, alors la formule ?
- Non attends, j'ai mieux que ça !
- Super, il se réveille...
- Je vais demander de pouvoir voir à travers les murs.
- On va dire que c'est mieux, faudrais pas le vexer.
- Ha ha, tu me feras pas changer d'avis. Cher Génie, qui m'est si dévoué, écoute mon souhait. Je veux voir à travers les murs !
Le petit bonhomme disparut, laissant sur place un petit nuage qui se glissa jusque dans sa boîte. De là, une grosse voix tonitrua.
"Ô mon Maître ! Vous avez formulé votre souhait, il est désormais exaucé."
Puis, le capot du cube métallique claqua violemment, secouant la boîte et la précipitant au sol. Eric ne le remarqua même pas.

C'est émerveillé qu'un petit employé de bureau eut pour la première fois de l'histoire l'opportunité d'abattre les murs qui séparent les hommes. Tout le bâtiment n'était pour lui plus qu'un empilage de fournitures de bureau et de personnel. Il pouvait voir les rayons du soleil traverser des pièces pourtant closes, et était capable d'observer jusqu'aux habitants des immeubles voisins dans leur vie quotidienne. Eric fit un pas et se heurta à la cloison des toilettes, qu'il n'avait pas vue. Il chercha la porte, à tâton, et se dirigea vers les lavabos, qu'il pouvait voir. Etrangement, il se sentait comme un homme devenu aveugle qu'on aurait placé dans une pièce qu'il connaissait pourtant par coeur. Mais ça n'entama aucunement son bonheur et il tenta de retourner à son poste tant bien que mal. Ses collègues rièrent franchement lorsqu'ils le virent percuter une cloison qui n'avait pas bougé mais dont Eric avait oublié l'existence. En plus de voir à travers les murs, il avait l'impression que sa vue était devenue encore plus perçante, et qu'il pouvait tout voir de toutes les salles alentours dans leurs moindres détails, et sans plisser les yeux.

Le soir vint plus vite qu'Eric ne l'aurait espéré. Il avait passé son après-midi à regarder, à observer, tout ce qu'il pouvait capter, et n'avait pas été très productif. Mais peu importe, il pouvait tout voir maintenant. En débauchant, il se demanda même pourquoi il avait attendu l'heure avant de partir. Par réflexe sans doute. Mais à quoi bon travailler dans un bureau quand on possède un tel talent ? Il y avait certainement de meilleurs moyens, bien plus rentables, de s'en servir. Il rejoignit sa voiture dans le parking souterrain, et resta quelques instants à observer le coucher de soleil à travers tous les immeubles de la ville. Quelques individus et autres objets obturaient en partie le spectacle, mais quel bonheur c'était de les regarder, tous, cloués sur un fond de soleil couchant, avec ses tons rouges et orangés. Puis, Eric repensa à son appartement. Quel bonheur ce serait d'avoir enfin l'image qui allait avec les conversations qu'il écoutait tous les soirs ! Il démarra sa voiture, et se guida dans le parking aux voitures encore garées. Il repéra l'une d'elle qui se dirigeait probablement vers la sortie et entreprit de la rejoindre au plus vite pour ne pas la laisser s'échapper sans lui. Elle lui servirait de longe pour sortir du parking sans heurt. Même si son futur lui offrirait certainement de belles voitures, il tenait à celle-ci et ne voulait pas l'abîmer. C'est qu'Eric est un sentimental, quelque part derrière son masque de curiosité insatiable. Peut-être ne vit-il sa vie que par procuration ? Eric se laisse entraîner par ses pensées, et accélère toujours. Plus qu'une vingtaine de mètres et il n'aurait plus qu'à se laisser guider.

Eric ne vit rien venir, et pour cause. Un épais mur de parpaings coupait sa trajectoire vers la sortie, mais la vue d'Eric passait parfaitement au travers. Sa voiture, par contre, pas du tout. Le choc déchira un pan de mur, qui fit s'effondrer quelques briques sur le corps démonté d'Eric. La violence du choc ne lui avait laissé aucune chance, et sa taille se comptait désormais plus en litres qu'en mètres. Eric n'a pas souffert, il n'a même pas eu peur. Bientôt, un petit personnage maigrichon apparaît sur les restes les plus consistants de sa dépouille.
- Ah là là, Eric, quel gâchis. Tu t'es pas démonté quand tu m'as vu sortir de la boîte, mais tu te réservais pour plus tard n'est-ce pas ? Hé hé, t'es un peu crétin quand même. J'ai même pas envie de danser. J'aurais pu te jouer un tour bien plus méchant que ça, tu sais y'en a même que je tue presque de mes propres mains. Mais toi alors, t'es impayable. Non seulement t'as ton rêve réalisé proprement, mais en plus on dirait que ça t'a rendu complètement con. Bon, d'accord, j'avoue, je me doutais bien qu'il allait t'arriver un truc du genre, mais je pensais que tu m'offrirais un peu plus de suspens quand même. Non mais regarde-toi, t'as même pas réussi à sortir du boulot que t'es déjà en mille morceaux ! Non là franchement je suis déçu, t'es vraiment pas marrant. Bon encore, moi, j'en trouverais bien d'autres des pigeons qui ont des voeux débiles à formuler. Mais toi, enfin, me dis pas que c'est comme ça que tu aurais voulu finir. T'aurais au moins pu trouver quelque chose de plus amusant. Je sais pas moi, tenter de fuir un voyou en rentrant à pied par exemple, et là paf, dans le mur, sonné, et bon, après libre à ton poursuivant de te découper si ça lui chante. Mais au moins y'a de l'action, de l'imprévu, du suspens, mince quoi, c'est pourtant pas grand chose. Bon allez mon grand... enfin, mon plat, ha ha, je dois y aller, j'ai pas que ça à faire moi de discuter avec des morceaux de cadavre. Adieu Eric, mon plus grand ratage...

Moralité : Si les murs tu les vois plus, bah prend un taxi, ça t'évitera de finir en bouillie.
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